Entre le printemps 1977 et le 10 mai 1981, date de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, quelques centaines d’individus – des jeunes gens pour la plupart – s’investirent dans des radios dites « libres ». C’est-à-dire qu’ils firent le choix – le plus souvent momentané – de l’illégalité, animés qu’ils étaient par le désir un peu vague de mettre à bas le monopole d’État de la radiodiffusion. Les uns produisaient des programmes ou participaient à des émissions, les autres s’occupaient des moyens techniques, d’autres encore réalisaient un travail plus politique.
Après mai 1981, quelques milliers d’autres prirent « le train en marche », participant, souvent avec enthousiasme, au « big bang » des médias de proximité.
En revanche, bien plus rares furent ceux qui demeurèrent mobilisés sans relâche durant ces quatre premières années interminables, riches en tracas en tout genre (surveillance policière plus ou moins tatillonne, plaintes de TéléDiffusion de France, brouillages, saisies et, plus rarement, poursuites pénales, procès et condamnations), puis pendant les deux années qui suivirent (jusqu’aux premières autorisations accordées par la Haute Autorité de la communication audiovisuelle).
On peut compter ces individus opiniâtres sur les doigts des deux mains. Citons quelques noms incontournables : Antoine Lefébure (le premier d’entre tous !), Jean Ducarroir, François Chassaing, Francis Ayrault, Robert Ménard, Patrick Vantroeyen, Serge Bischoff… J’en oublie certainement quelques autres, qu’ils veuillent bien m’excuser !
Ces « acharnés » se dépensèrent sans compter. La plupart menèrent par la suite des carrières plus qu’honorables : Antoine Lefébure devint directeur du développement du groupe Havas ; François Chassaing, chef d’entreprise puis juge de proximité ; Francis Ayrault, responsable des moyens de diffusion de RFI ; Robert Ménard, secrétaire général de Reporters Sans Frontières, puis maire de Béziers ; Serge Bischoff, neuropharmacologue de renom et lauréat de l’Académie des sciences…
Exception parmi ces pugnaces, Jean Ducarroir (1950-2003) ne tira nul profit de son engagement initial : sa courte existence fut des plus chaotiques et s’acheva de manière tragique. Il n’en demeura pas moins un être libre jusqu’à la fin de ses jours, seul maître de ses pensées et – semble-t-il – dédaigneux des rôles sociaux dont nous nous accommodons si volontiers.
Au début des années 2000, lorsque je commençais à me documenter en vue d’écrire ce qui allait devenir par la suite La Bataille des radios libres1, j’avais bien évidemment cherché à contacter ce personnage incontournable. Comment aurait-il pu en être autrement ? Trois fois inculpé, deux fois condamné, autant de fois amnistié, il avait créé deux stations pionnières parmi les plus marquantes (Radio 93 et Radio Paris 80), en avait encouragé ou aidé beaucoup d’autres, avait cofondé la Fédération nationale des radios libres (FNRL) en 1978, puis, après 1981, avait participé assidument aux travaux de la Commission consultative des radios locales privées sous les présidences successives des conseillers d’État André Holleaux et Jean-Michel Galabert.
Fait étrange, à l’époque où je cherchais à le contacter, personne ne semblait savoir ce qu’il était devenu et les rumeurs allaient bon train à son sujet.
Trois raisons principales expliquaient cet effacement :
1) En premier lieu, il y avait la doxa véhiculée par La Folle Histoire des radios libres2, premier et longtemps unique ouvrage consacré à l’histoire global du mouvement. Soucieux de conter à leurs lecteurs des « success stories », les deux jeunes journalistes-auteurs Annick Cojean et Frank Eskenazi y avaient sciemment minoré – et même caricaturé – le rôle pourtant essentiel joué par Jean Ducarroir.
2) Par ailleurs, les « ouvriers de la onzième heure », qui dirigèrent à partir du milieu des années 1980 le Syndicat national des radios libres (SNRL) et la Confédération nationale des radios associatives (CNRA), deux organisations professionnelles concurrentes directement issues de la FNRL, semblaient avoir pris bien soin de gommer des mémoires celui auquel ils devaient pourtant beaucoup.
3) Enfin – et surtout – Ducarroir s’était lui-même évertué à brouiller les pistes et avait presque orchestré son effacement. Un seul exemple parmi tant d’autres : sans nouvelles de lui vers le mitan des années 1990, sa demi-sœur Claudine avait failli introduire une requête de « recherche dans l’intérêt des familles », afin de le retrouver.
Les semaines passèrent donc sans que je puisse retrouver sa trace. Puis le 31 août 2003, un avis de décès, publié dans Le Monde, mit un terme à ma quête maladroite : Jean Ducarroir venait de mourir dans des conditions que j’ignorais alors.
En échouant de la sorte à retrouver ce témoin capital, il me semblait dorénavant impossible de restituer l’essence du mouvement. La Bataille des radios libres fut donc un pis-aller et je dédiais l’ouvrage à la mémoire du défunt.
Plus de vingt ans se sont écoulées depuis sa disparition et mes regrets se sont avivés. J’aurais tant aimé rencontrer Jean Ducarroir, mais il est – hélas ! – impossible de remonter le cours du temps.
L’ouvrage que je signais en 2021, L’Aventurier des radios libres : Jean Ducarroir (1950-2003), fruit de longues et fastidieuses recherches, fut donc une tentative de réhabiliter l’importance considérable de ce personnage si injustement oublié. Les six années qu’il « sacrifia » à la cause des radios libres furent assez incroyables, riches en péripéties et coups de théâtre. Jean Ducarroir ne fut pas seulement un acteur parmi tant d’autres de ce mouvement protéiforme. Il en fut l’âme ô combien échevelée !
Trois ans après la sortie de cet ouvrage, où en sommes-nous ? Première constatation, Jean Ducarroir est enfin entré dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Mais comme le signale un bandeau en haut de page, “cet article ne s’appuie pas, ou pas assez, sur des sources secondaires ou tertiaires”.
Cela signifie que les médias et en particulier les radios associatives qui auraient dû se sentir concernées, ont fort peu parlé tout à la fois de l’ouvrage et du personnage. Je l’ai certes évoqué sur France Culture ou Radio Aligre, mais de manière incidente. Questions de communication, Le Temps des médias et RadioMorphoses en ont parlé (merci à Sebastien Poulain et Félix Patiès !) et les médias locaux de Seine-Saint-Denis aussi. Jean Ducarroir a été par ailleurs cité dans l’exposition « Années 80. Mode, design et graphisme en France » du musée des Arts décoratifs (2023), mais sans citation de source.
Seconde constatation, l’ambition « réparatrice » de cet ouvrage a pour l’instant échoué. Comme je le déclarais à Isabelle Lopez en juillet 2021, « j’aimerais qu’il ait une rue à son nom à Aulnay ou à Saint-Denis ou qu’une salle de cours porte son nom à Villetaneuse ». Pour l’heure, il n’en est rien, car notre époque ne sait plus d’où elle vient. Pas question néanmoins de relâcher l’effort entrepris !
Thierry Lefebvre
- Thierry LEFEBVRE, La Bataille des radios libres, 1977-1981, Paris, Nouveau Monde Éditions/Ina, 2008. ↩︎
- Annick COJEAN, Frank ESKENAZI, FM. La Folle Histoire des radios libres, Paris, Grasset, 1986. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Thierry Lefebvre (6 novembre 2024). Pour Jean Ducarroir. Histomédias. Consulté le 15 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12muz
