“Je réclame le droit à la maladresse”: en 2003, une intermittente du spectacle prend la place du présentateur du JT

Retour et éclaircissements sur un grand moment de télévision : le 10 novembre 2003, le journal télévisé de 20h de France 2 est perturbé par un groupe d’intermittents et précaires. Une jeune femme se substitue pendant deux minutes au présentateur attitré.

Ce que les téléspectateurs ont vu

Les intrusions impromptues sur les plateaux de télévision sont relativement rares. Il est loin le temps où on pouvait faire irruption, sans y être invité, dans le décor de Droit de réponse. Aujourd’hui, la plupart des incidents sont consécutifs à la présence d’indésirables dans le public plus ou moins bidonné des émissions d’infodivertissement. Dernier exemple en date : le 22 octobre 2023, deux militants écologistes sont parvenus à perturber l’émission BFM Politique, au grand dam de son présentateur Benjamin Duhamel. Pas de quoi fouetter un chat, néanmoins…

L’exemple dont je vais parler me semble plus intéressant. Les faits se sont déroulés le 10 novembre 2003, il y a donc vingt ans, à l’occasion du journal télévisé de 20h de France 2.

https://www.youtube.com/watch?v=6MgWAFdQ9tk

Vers 20h20, après un reportage sans grand intérêt sur les tracas sentimentaux du prince Charles, le visage de David Pujadas, présentateur attitré du JT, et incarnation – comme tant d’autres avant et après lui – de la « visagéité vide et suffisante du pouvoir » (la formule est de Félix Guattari), apparaît en cadre serré, entouré de pancartes blanches recouvertes de lettres capitales grasses : « Quelle justice pour les salariés ? », peut-on y lire.

Imperturbable derrière son masque outrageusement fardé, le présentateur tente de garder le contrôle de « son » JT : « Voilà. Et vous le constatez peut-être, avec nous quelques intermittents du spectacle, mais nous allons tenter de poursuivre le déroulement de ce journal en parlant des élections générales au Japon. Victoire de justesse de la coalition au pouvoir… ». À la fin de sa transition, une main pénètre dans le cadre, un index pointe la table triangulaire en verre blanc où sont étalés les textes de Pujadas et une voix masculine se fait entendre : « On interrompt le journal là ! Merci ! ».

Trop tard ! Un nouveau sujet a été lancé et les images “en boîte” s’enchaînent. Le Premier ministre Junichiro Koizumi nous parle des confins du système solaire : le taux de chômage est de 5 % au pays du Soleil-Levant, les dettes publiques avoisinent 150 % du PIB, et la croissance flirte avec les 2 %. Nous voilà rassurés.

Quatre-vingt secondes se sont écoulées en tout. Le visage de Pujadas réapparaît plein cadre. Le présentateur semble toujours en fâcheuse posture, mais garde son calme, très pro : « Voilà. On reste dans l’économie et le social avec – vous le constatez – cette intrusion sur le plateau de plusieurs intermittents du spectacle. Nous avons donc décidé de leur laisser la parole une minute pour exprimer leurs revendications. Messieurs-dames, je vous laisse la place. [Il se lève de son siège.] Allez-y ! Prenez mon siège et nous vous écoutons, ou plutôt adressez-vous ici au micro et nous vous écoutons. Allons-y ! ».

Une jeune femme blonde, d’abord hésitante, prend sa place, tenant à la main une feuille pliée en trois qu’elle tire probablement d’une poche. Émue, en sueur, non maquillée, elle lit un texte de trois paragraphes relatif à la lutte des intermittents. Sa voix chevrote. En cours de lecture, elle s’interrompt et commente l’émotion qui l’étreint : « Je suis essoufflée. Émue et essoufflée […]. Mais je réclame le droit à la maladresse et au travail. »

Sa lecture terminée, elle se lève sous les applaudissements de ses camarades qui se retirent avec elle. Une voix ironise : « Enfin de la vraie information ! ». Une main espiègle fait en passant les cornes à Pujadas.

Le JT peut reprendre, mécanique bien huilée, conçue par des professionnels de la profession pour quelque six millions de téléspectateurs qui veulent savoir (quoi au juste ?). « Voilà. Et à vous tous qui nous regardez, nous vous adressons bien entendu nos excuses pour cette intrusion, qui n’était par définition pas prévue, mais nous avons choisi de donner la parole donc à ces représentants des intermittents du spectacle. » Après quelques coups d’œil très inhabituels hors-champ, le présentateur lance le sujet suivant : les ostréiculteurs « cherchent 3 000 personnes pour récolter les huitres à quelques semaines des fêtes ». Nous voilà désormais très inquiets.

Je n’ai vu ces images que le lendemain ou le surlendemain, ne disposant pas de télévision chez moi. Depuis, elles me hantent comme un des rares moments de surréalité que m’a procuré ce média aseptisé. Ayant suivi l’histoire d’assez près, j’évoquerai le contexte de ce coup d’éclat dans une série de posts à partir du 10 novembre 2023, date anniversaire.

Qui a-t-on vu ?

Quelles furent les circonstances qui conduisirent à cette sorte de “passation de pouvoir”, entre David Pujadas, d’une part, et une intermittente anonyme, d’autre part?

À dire vrai, rien ne prédisposait cette jeune femme de 34 ans à s’installer un jour dans le fauteuil du sacro-saint journal télévisé de France 2. Enfant, Juliette – appelons-la comme ça – n’était même pas autorisée à s’asseoir devant un petit écran! De là, sans doute, le relatif détachement, teinté d’une secrète jubilation, qui fut le sien au moment de passer à l’acte. « La télé est une vaste fumisterie », me déclara-t-elle tout de go, alors que je la rencontrais en novembre 2003 dans un café, non loin d’une laverie où elle faisait tourner son linge.

Elle me raconta son parcours. Bachelière à 16 ans, attirée par les arts plastiques, elle s’était inscrite en Deug “Lettre Arts Expression et Communication” (LAEC) à l’Université Paris III. Cela se passait à la rentrée 1985-1986. Travaillant en parallèle dans une boîte de production puis au centre dramatique national de Gennevilliers, elle obtint très tôt (à 19 ans) son statut d’intermittente du spectacle: tour à tour machiniste, régisseuse et/ou accessoiriste, elle participa de surcroît à la création de deux petites compagnies théâtrales.

Mobilisée depuis le début des négociations relatives aux annexes 8 et 10 de la convention d’assurance chômage (celles qui réglementent l’indemnisation des intermittents), présente à la manifestation massive du 25 février 2003, elle s’enflamma dès l’annonce de la signature d’un accord entre le Medef et trois syndicats minoritaires (CFDT, CFE-CGC, CFDT), dans la nuit du 26 au 27 juin 2003. Cela en dépit d’une forte mobilisation dans la rue la veille.

Ce “casus belli” la propulsa d’emblée dans l’action, puisque le soir même du 27 juin, elle participa à l’occupation des locaux de Libération. Le lendemain, elle se rendit à la convocation de la toute nouvelle Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France (CIP-IDF), qui tenait une assemblée générale dans la Grande Halle de la Villette occupée. Elle y prit ses premiers contacts.

Le lendemain, elle prenait la destination d’Avignon, pour y rejoindre la “volante” de techniciens du festival, comme elle le faisait depuis trois ans. Elle fut très impliquée dans la grande grève qui paralysa la manifestation cet été-là.

À la rentrée, elle prit l’habitude de se rendre assez régulièrement aux convocations de la CIP-IDF qui, après avoir tenu ses assemblées générales dans la salle Olympe de Gouges, rue Merlin, s’était finalement installée dans un ancien commissariat de police, rue Perrée, avec l’aval de la mairie de Paris.

Ce qui s’est réellement passé

Comme on peut s’en douter, on ne rentre pas dans France 2 comme dans un moulin et c’était déjà le cas en 2003. Pour parvenir à ses fins, il faut avoir préalablement repéré les lieux, mais également bénéficier de complicités en interne.

Quand Juliette se rend à la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France le 10 novembre 2003, en milieu d’après-midi, le principe de l’action du soir a déjà été acté, mais la cible est tenue secrète. Il s’agit en effet de déjouer la surveillance des Renseignements généraux, qui est constante depuis le mois de juin et s’est même intensifiée depuis les précédentes actions spectaculaires de la Sorbonne (interruption, le 9 septembre, d’une émission de France 2 avec le ministre de l’Éducation nationale Luc Ferry) et de la Star Academy (interruption, sur TF1, le 18 octobre).

Une action de cette envergure ne peut par ailleurs être déclenchée que si le groupe de volontaires se compose d’au moins 80 personnes. La plupart de ces individus seront passifs. Ils se contenteront de protéger, par leur simple présence, les véritables protagonistes.

Trois groupes d'”initiés” se singularisent néanmoins: celui des “référents” qui – seuls – connaissent le lieu visé; celui des “relais“, qui acceptent de prêter leur voix mais ne connaissent pas l’objectif ciblé; celui des “médiateurs“, chargés de parlementer, négocier et surtout de désamorcer les éventuelles tensions.

Cet après-midi, Juliette accepte d’être un “relais“. Pour cette raison, elle participe à la réécriture du communiqué qui devra être lu… quelque part.

Vers 18h30, le groupe se met en route suivant une stratégie bien rodée: on prend le métro, on erre de correspondance en correspondance, on revient en arrière et on repart de l’avant. À l’approche de 20 heures, les 80 personnes sortent groupées de la station Balard et se mettent à courir, guidées par les “référents”, vers l’esplanade Henri de France où se dresse l’immeuble de France Télévisions.

Deux plans ont été concoctés par la Coordination. Le plan A consiste à pénétrer par l’entrée “VIP”. Deux complices, déjà dans la place, doivent faciliter l’intrusion. Cette première option s’avère un échec. On se rabat alors sur le plan B: il faut sauter un muret, puis se précipiter vers l’entrée des décors. Comme par hasard, les portes sont ouvertes.

Le studio Pierre Sabbagh – celui du journal télévisé – se situe non loin de là, au même niveau, et les “référents” en connaissent la localisation précise. Devant l’entrée, un simple pompier de service fait mine de s’interposer… mais préfère s’écarter au dernier moment. Quelques dizaines d’intermittents entrent dans le studio dans le plus complet silence: le sujet sur le prince Charles est en cours de diffusion. David Pujadas et les six ou huit techniciens présents se tiennent prêts à reprendre l’antenne. Précisons qu’un autre groupe d’intermittents s’est rendu en régie, pour éviter une interruption intempestive de la diffusion.

Premier échange un peu tendu entre Pujadas et les intrus. Mais déjà, le présentateur doit reprendre la parole. En grand professionnel et malgré sa situation pour le moins inconfortable, il parvient à lancer le sujet suivant sur les élections japonaises.

C’est durant cette seconde diffusion que va s’opérer la négociation. Juliette, qui a été mandatée par ses camarades pour prendre la parole, montre le communiqué qu’elle souhaite lire à l’antenne. Pujadas reçoit le feu vert de la régie: “OK pour une minute, pas plus!“

Qui a donné le feu vert en régie? Nous ne le savons pas. Ce qui est certain en revanche, c’est que le directeur de l’information, Olivier Mazerolle, était en déplacement en Australie à l’occasion de la coupe du monde de rugby. Et son adjoint faisait le pont du 11 novembre. La situation était donc exceptionnellement favorable, et sans doute prise en compte par les concepteurs de l’action.

Autre circonstance favorable: David Pujadas n’avait pas d’invité ce soir-là. Les caméras (plans large et rapproché) n’étaient donc braquées que sur son siège de présentateur. Cela explique cette “passation de pouvoir” – seule option possible – sans doute unique dans les annales de la télévision française.

Singularités

Toute la singularité de l’intervention de Juliette réside dans le fait qu’elle s’est substituée au présentateur du journal télévisé, mais qu’elle ne respecte pas les codes assignés à ce dernier. Elle n’est point maquillée, sa voix n’est pas assurée, elle ne regarde pas la caméra ou alors si peu. Ses yeux, quand elle les relève, papillonnent d’un point à l’autre du studio Pierre-Sabbagh, désignant, sans doute malgré elle, le hors-champ qui est le sujet réel de son intervention.

En s’asseyant dans le sacro-saint fauteuil, elle sait pertinemment qu’elle doit “chopper” la caméra, mais ne sait pas laquelle. Elle se raccroche donc aux regards des techniciens, qu’elle sent “attentifs et probablement solidaires“, puise son courage dans ceux de ses camarades d’action et va même jusqu’à interpeller Pujadas, qu’elle ne sait pas en-dehors du cadre qui la confine. Son naturel et donc sa maladresse (car les deux vont souvent de pair) nous perturbent, nous qui sommes habitués, à force de les contempler depuis notre enfance, aux mornes regards-caméra des présentateurs de journaux télévisés, comme les coutumiers d’un marché ne s’offusquent plus de l’étal d’un poissonnier ou d’un boucher.

“Il est là, je le vois, il me parle”, écrivait Eliseo Veron en 1983. Pour ma part, je sais que Juliette se trouve là où elle ne devrait pas être, je sais que je ne vois pas tout ce qui s’y passe, je sais également qu’elle s’adresse à d’autres gens que moi. Ne serais-je donc pas seul au monde?

Ce hors-champ, nous ne pouvons que l’imaginer: il s’agit d’un auditoire formant une sorte de croissant de Lune autour d’elle, à l’arrière, sur sa gauche et droit devant. Étrange Cène! Des photographies ont-elles été prises de ce dispositif singulier? Oui, si l’on se fie à deux flashes nettement perceptibles lorsqu’on analyse la séquence image par image. Que sont devenus ces clichés? Retrouvez-les-moi, s’il vous plaît!

Lorsque le groupe se décide à quitter le studio dans le plus grand calme, France Télévisions est sens dessus dessous. L’imprévu y est si rare. Toutes les portes sont bloquées et la police n’a pas tardé à arriver. Vient le temps des traditionnelles négociations pour permettre une sortie honorable, sans interpellations et “tous ensemble”.

Une équipe du service “Économie” de France 2 est déjà sur place, bientôt rejointe par une autre de France 3. Les journalistes, qui n’ont eu qu’à prendre l’ascenseur, souhaitent interviewer Juliette à chaud. Refus de cette dernière, qui les convie plutôt au siège de la Coordination. Ils ne s’y rendront pas.

L’actualité refroidit vite, comme un gobelet de café oublié au coin d’une table. Et comme l’écrivait Debord, “ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n’existe pas”.

Thierry Lefebvre

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