Un entretien avec Georges Fillioud (29 novembre 2001)

[Le 5 novembre 2001, j’intervenais dans une table ronde (titre : “Naissance et éclosion des radios libres”), organisée par l’Institut national de l’audiovisuel à la Bibliothèque nationale de France, aux côtés d’Antoine Lefébure, qui jouait le rôle de l’animateur, Georges Fillioud, Pierre Bellanger (qui avait remplacé au dernier moment Robert Ménard), Marc Pallain et Matthieu Dalle. J’en garde un bon souvenir. J’y rencontrais, pour la première fois, l’ancien ministre de la Communication de François Mitterrand. Quelques jours plus tard, le 29 novembre 2001, Georges Fillioud me recevait dans son appartement du 11e arrondissement. Voici un extrait de cet échange cordial, que m’avait demandé de retranscrire, quelques années plus tard, le regretté René Duval. T.L.]

Thierry Lefebvre : Georges Fillioud, quelles furent vos activités avant de devenir ministre ?

Georges Fillioud : Je suis journaliste de formation. Je suis entré à Europe N°1 fin 1954-début 1955. J’étais à l’époque étudiant journaliste en seconde année au Centre de formation des journalistes de la rue du Louvre. C’était un enseignement uniquement dispensé par des professionnels. J’avais comme professeur de journalisme politique Georges Altschuler, une figure de la Résistance qui avait participé à la création de Combat. […] Georges Altschuler avait dû s’apercevoir que je m’intéressais à l’information politique qu’il dispensait. C’était à l’époque les débuts d’Europe N°1, et ses rédacteurs en chef, Pierre Sabbagh et Maurice Siegel, lui avaient demandé d’apporter du sang neuf. Altschuler m’a proposé d’intégrer la rédaction. Vous imaginez bien : quand on est étudiant en journalisme, on saute sur l’occasion ! D’autant que cette nouvelle radio avait une force d’attraction formidable. Elle détonnait complètement de ce qu’était, jusque-là, la communication audiovisuelle en France. Je vous rappelle qu’à l’époque, il n’y avait que la Radio-Télévision Française, Radio Monte-Carlo, Radio Andorre, qui étaient sous l’emprise politique du pouvoir grâce à la Sofirad, et Radio Luxembourg, également contrôlée par l’entremise de l’agence Havas, sans compter l’accord d’État avec le Grand Duché du Luxembourg. À cette époque, il n’existait en réalité que quatre radios généralistes, et elles étaient toutes les quatre directement ou indirectement dépendantes du pouvoir politique. Incidemment, c’était la même chose à la télévision.

J’ai travaillé pendant dix ans à Europe N°1 en gravissant les échelons de la hiérarchie de la rédaction. J’ai commencé comme jeune journaliste stagiaire et j’ai terminé comme rédacteur en chef, chef d’édition, après avoir été grand reporter, notamment pendant la guerre d’Algérie.

Cette aventure d’Europe N°1 s’est terminée pour moi dans le courant de l’année 1966 pour des raisons politiques. L’autorité de l’État sur l’ensemble des médias audiovisuels fonctionnait sans problème. Mais il y avait quelques ratés à Europe N°1, car l’équipe rédactionnelle était jeune et plutôt à gauche, soucieuse de la liberté de l’information, et elle n’obéissait pas forcément aux consignes. À la campagne présidentielle de 1965, j’étais donc rédacteur en chef, chef d’édition. Au tout début de la campagne, il y a eu un incident politico-syndical. À l’époque, le général de Gaulle était le candidat naturel. François Mitterrand était, pour la première  fois, le candidat unique de la Gauche. Le ministre de l’Information de l’époque était Alain Peyrefitte. Quelque temps avant l’ouverture de la campagne présidentielle, Peyrefitte convoque tous les responsables de radio et télévision et leur déclare : « Le général de Gaulle a décidé qu’il ne ferait pas campagne, car il considère qu’il a la légitimité pour lui. Il ne fera donc aucun meeting, ne donnera pas d’interview ni de conférence de presse. En conséquence de quoi, pour respecter l’équilibre entre les candidats, je vous demande qu’aucun autre candidat ne s’exprime sur vos ondes. » Au retour de cette rencontre avec le ministre, Maurice Siegel convoque les chefs de service et leur fait part de ces consignes. Aussitôt, quelques-uns dont je faisais partie, convoquent une assemblée générale de la rédaction, dont il ressort, à la quasi-unanimité, qu’on ne pouvait pas accepter un diktat comme celui-ci pour des raisons d’éthique professionnelle. Si le gouvernement – dont après tout ce peut être le droit – s’autorise à édicter une censure, qu’il le fasse au grand jour, que l’on puisse annoncer ouvertement qu’il nous a été interdit de faire quelque enregistrement que ce soit. Dans cette hypothèse, nous aurions eu seulement le droit de relater les événements de campagne à travers les dépêches d’agence et sans la voix des candidats. La rédaction, quasi-unanime, fait donc savoir à la direction d’Europe N°1 qu’elle refuse de se plier aux injonctions. À l’époque, j’étais en relations étroites, amicales, mais aussi politiques, avec le directeur de l’information de Radio Luxembourg, et nous adoptons la même position. Nos patrons respectifs rapportent notre décision en haut lieu.

Cet incident se produit quinze jours avant l’élection. Quelques mois plus tard, une sanction occulte venant de l’Élysée tombe. Le conseiller audiovisuel du général de Gaulle s’appelait Pierre Lefranc. C’était le président de la Sofirad. Il demande qu’on me vire avec quelques autres. J’ai une explication assez brutale avec Maurice Siegel et l’ensemble de la rédaction. Siegel me propose un arrangement : « Tu restes, mais tu n’apparais plus à l’antenne pendant six mois ; je te nomme chef des reportages et tu gardes ton salaire. » Je refuse et traîne Europe N°1 devant les prud’hommes, où je suis soutenu par l’ensemble des syndicats de journalistes.

T.L. : Êtes-vous déjà engagé politiquement à l’époque ?

G.F. : Ça vient un peu plus tard. J’avais dû rencontrer deux ou trois fois François Mitterrand pendant la campagne, pour des raisons professionnelles. Un peu après l’élection présidentielle, à l’initiative de quelques journalistes, écrivains, juristes, universitaires, etc., il y a eu un appel se référant au résultat obtenu par François Mitterrand et appelant à poursuivre l’Union de la Gauche. On est allés voir Jean Vilar pour « présider » cet appel. L’appel a récolté une centaine de signatures, dont la mienne. L’argument qui a été développé par Europe N°1 consistait à dire : « Quand on lit le nom de Georges Fillioud dans un appel à caractère politique, on fait l’association : Fillioud = Europe N°1. Donc ça entache la réputation et l’image d’indépendance de la station. »

Je quitte donc Europe N°1 et gagne le procès en rupture de contrat. Un peu plus tard, François Mitterrand me demande de venir le voir, ce que je fais. Il habitait à l’époque près du jardin du Luxembourg. Il me dit : « Vous avez une certaine notoriété à cause de cette affaire ; voulez-vous vous engager politiquement ? ». J’accepte. Je me mets à travailler à la pige, au Nouvel Observateur, à France Culture, etc. Mitterrand crée la Convention des Institutions Républicaines, qui fédère ce qu’on appelait à l’époque la Nouvelle Gauche : le club Jean-Moulin, le club des Jacobins (présidé par Charles Hernu), le club des Bonnets-Rouges, etc. J’en deviens un des dirigeants à sa demande.

On approche des élections législatives de 1967. François Mitterrand me suggère de me présenter. J’accepte encore une fois. Il se trouve que mes origines familiales sont dans le Sud-Est : ma famille paternelle est originaire de Savoie, ma famille maternelle est originaire de la Drôme ; moi-même, j’ai vécu mon enfance et mon adolescence à Lyon. Donc, on cherche une circonscription en Rhône-Alpes. J’atterris dans celle de Romans, dans la Drôme, qui était tenue depuis toujours par la Droite, et où la Gauche non communiste s’effaçait régulièrement au second tour en faveur du candidat communiste. Donc, une circonscription difficilement gagnable ! J’arrive 250 voix derrière le candidat communiste, mais ce dernier se désiste sur décision nationale. Je suis donc élu député à la surprise générale, puis battu en juin 1968 comme beaucoup d’autres. Dès lors, je décide de m’engager plus avant dans la vie politique. Puis vient la formation de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), avec la SFIO, le Parti Radical et la Convention des Institutions Républicaines. Mitterrand en devient le président et j’entre à l’état-major. Je deviens ensuite secrétaire général du Parti Socialiste en 1971. Entre-temps, j’ai été élu au Conseil Général de la Drôme. Je suis également élu député de la Drôme.

T.L. : Quelle est votre fonction au sein du Parti Socialiste ?

G.F. : Au sein du Parti Socialiste et du groupe parlementaire, je suis tout naturellement chargé, en tant qu’ancien professionnel, de la communication, des relations de presse, de la fonction de porte-parole du parti ou du groupe. Arrive les élections de 1981, et François Mitterrand me propose de rentrer au gouvernement. Il est élu le 10 mai et rentre de son fief, Château-Chinon, dans la nuit. Il décide que son premier geste sera de s’incliner sur la tombe de son grand ami Georges Dayan. Le lendemain, on se rend au cimetière Montparnasse. En revenant, Mitterrand me prend à part et me dit : « Est-ce que ça vous intéresserait de rentrer au gouvernement ? ». Je lui réponds que, naturellement, ça m’intéresserait, et je lui suggère la Communication. Il fait la moue : « Ça ne m’étonne pas, mais je ne suis pas sûr que ce soit bien de mettre un journaliste à la Communication, parce que vous avez trop de relations de complicité avec plein de gens du milieu. » Je lui dis de faire son choix. Puis je n’ai plus de véritable contact avec lui pendant deux-trois semaines, jusqu’à l’investiture. J’apprends ma nomination à la télévision, quand Pierre Bérégovoy, secrétaire général de l’Élysée, vient sur le perron annoncer la liste des membres du gouvernement. Pour moi, c’est une demi-surprise…

T.L. : Revenons un peu en arrière. En 1975, Maurice Séveno tente de monter une radio locale en région parisienne. Le Parti Socialiste semble impliqué dans ce projet. Êtes-vous informé de cette tentative ?

G.F. : Maurice Séveno est quelqu’un de très actif, à la fois à l’intérieur des structures audiovisuelles et au sein du Parti Socialiste. Il a, en plus, été victime des purges de 1968. Il a effectivement l’idée de créer cette radio, mais elle ne rencontre pas l’adhésion. Pourquoi ? Parce qu’à ce moment-là, le Parti Socialiste ne souhaite pas entamer le monopole d’État de l’audiovisuel, auquel il reste attaché. Donc, c’est une affaire qui se perd dans les sables…

T.L. : Il y a pourtant une campagne de presse assez importante…

G.F. : Oui. Parce que les journalistes sont à l’affût de ce genre d’initiative. Ils ont envie qu’il se passe quelque chose et comptent sur un petit groupe de gens comme Séveno pour faire bouger les lignes. Mais on se heurte à une position doctrinale du Parti Socialiste, qui prépare son programme pour les prochaines élections législatives et l’élection présidentielle. Et ce programme comporte toute une série de nationalisations de grandes banques, d’entreprises industrielles stratégiques, de compagnies d’assurance, etc. Le cœur du programme socialiste, c’est nationaliser ! Il y a donc une espèce de position dogmatique : on va nationaliser les grands secteurs financiers, économiques et industriels ; au nom de quoi déferait-on le monopole de la radiodiffusion ? […]

T.L. : Certains le soutiennent-ils malgré tout au sein du Parti Socialiste ?

G.F. : François Mitterrand s’y intéresse lui-même, mais d’assez loin. Il y a là un vrai problème, qui est de définir la stratégie du Parti en matière d’audiovisuel. D’autant que, dans les années qui suivent, un certain nombre de radios clandestines commencent à émettre et s’attirent une certaine sympathie dans différents milieux… Il y a Radio Verte, avec Lalonde et Lefébure… Quelque temps après, il y a Lorraine Cœur d’Acier, lancée par la CGT et soutenue par le Parti Communiste… Il y a aussi une initiative libérale à Montpellier, Radio Fil Bleu… Il y a donc là un mouvement qui se manifeste dans l’opinion publique, largement soutenu par les journalistes de la presse nationale qui trouvent le phénomène intéressant. On crée donc une commission de travail au sein du comité directeur du Parti.

En juin 1978, Valéry Giscard d’Estaing demande à Jean-Philippe Lecat de faire voter une loi répressive, car le terrain juridique est incertain. Cette loi aggrave les sanctions contre les infractions au monopole d’État.

T.L. : À propos de cette loi Lecat, vous formez un recours devant le Conseil Constitutionnel…

G.F. : Oui. Il faut soixante signatures pour former le recours. Le recours, naturellement, échoue.

T.L. : Êtes-vous à l’origine de ce recours ?

G.F. : Je le suggère. Mais comme toujours, ce genre de démarches – qu’il s’agisse d’une proposition de loi, d’un amendement ou d’un recours auprès du Conseil Constitutionnel – doit être accepté par la présidence du groupe parlementaire et la direction du Parti Socialiste…

T.L. : Rencontrez-vous Antoine Lefébure à cette époque ? François Chassaing ?

G.F. : Je les voyais, mais je n’ai pas de souvenirs très précis. Compte tenu de mes responsabilités au sein du Parti Socialiste, je ne voulais pas me laisser entraîner au-delà de ce qui était possible. D’autant plus que je mesurais bien les réticences, pour ne pas dire les résistances internes… Malgré tout, le travail continue. François Mitterrand est très à l’écoute de ce que disent et pensent les Français. Il s’est donné comme ligne directrice la notion de liberté citoyenne, d’autant plus que, lui-même a beaucoup souffert, en tant que dirigeant de l’opposition pendant vingt ans, de l’emprise de la Droite sur les médias, exacerbée après l’éclatement de l’ORTF en 1974. Il a fini par se laisser convaincre qu’il fallait prendre parti. Quand on lui propose de mener une action symbolique – c’est-à-dire Radio Riposte -, il donne son accord.

T.L. : Pourquoi ce nom de « Riposte » ?

G.F. : Pourquoi « Riposte » ? Parce qu’à l’époque, j’avais en charge la publication d’une lettre confidentielle qui paraissait cinq fois par semaine, dont j’étais le rédacteur en chef, l’éditorialiste et presque le seul rédacteur, et qui s’intitulait justement Riposte (anciennement Lettre de l’Unité). François Mitterrand enregistre donc un discours sur le thème des libertés en général, et de la liberté des ondes en particulier. La Cité Malesherbes est envahie par la police. Je crois bien que c’est la première fois, depuis longtemps en tout cas, que les forces de police forcent la porte d’un siège officiel d’un parti politique.

T.L. : Vous n’êtes pas présent au moment de l’émission…

G.F. : Si !¹ Il y avait Fabius, Quilès, Parmantier et quelques autres, qui n’étaient pas destinés à intervenir. Finalement, Mitterrand est inculpé.

T.L. : Qui convainc François Mitterrand de participer à cette émission ? Des militants du CÉRÈS et d’autres travaillant au Centre national de la documentation pédagogique (CNDP), semblent avoir joué un rôle important…

G.F. : Ce qui est sûr, c’est qu’en effet quelques avant-gardistes du CNDP, plutôt proches de Pierre Mauroy, ont trouvé là un terrain d’initiatives. Curieusement, Mauroy ne s’y oppose pas. Il n’approuve pas, mais il laisse faire. Le CÉRÈS, avec Motchane et Chevènement, s’y intéresse aussi. C’est somme tout assez conforme à leur orientation idéologique. Bernard Parmantier anime le projet. Au bout du compte, François Mitterrand se prend au jeu. Non seulement il est inculpé dans l’affaire de Radio Riposte, mais il se rend aussi devant un ou deux tribunaux comme témoin cité par la défense, pour soutenir des radioteurs socialistes qui ont été poursuivis.

T.L. : Radio Pomarède et Robert Ménard, en particulier…

G.F. : Oui. On peut dire que Mitterrand embrasse la cause.

T.L. : Cependant, les positions prises par les responsables socialistes après l’émission de Radio Riposte manquent de cohérence. […]

G.F. : Pierre Mauroy avait laissé faire. D’autres étaient réticents. C’est quand même la position prise par François Mitterrand qui prévaut. Il sent qu’il y a là une sensibilité sur laquelle il va jouer, pour améliorer son image et renforcer le thème de la liberté par rapport à tout son vécu personnel. Durant toute cette période, il faisait des déclarations incendiaires chaque fois qu’il était invité dans une émission-débat à la télévision ou à la radio, en disant par exemple : « Je pense que Giscard d’Estaing couche à la Maison de la Radio » ! La conclusion politique provisoire de cette affaire, c’est qu’il inscrit, sous une forme un peu évasive, la libération des ondes parmi les 110 propositions de sa campagne².

T.L. : Avant l’élection de Mai 81, un projet socialiste tente de démarrer : Canal 75.

G.F. : Je ne veux pas me prononcer de manière catégorique, mais je pense qu’il s’agit là d’une initiative de Maurice Séveno, qui « pousse à la roue ». Il a envie de le faire. C’est son métier et il a une revanche à prendre. Il se dit qu’il y a un terrain assez découvert. Comme il a une influence personnelle non négligeable, on le laisse avancer ses pions. Mais je n’ai pas le souvenir qu’une décision politique réfléchie ait été arrêtée au niveau le plus élevé. […]

T.L. : Viennent donc l’élection de François Mitterrand et la formation du premier gouvernement Mauroy…

G.F. : L’investiture est le 21 mai. Le gouvernement est formé le lendemain.

T.L. : La régularisation des radios dites « libres » est-elle une des premières préoccupations du nouveau gouvernement ?

G.F. : J’arrive au ministère de la Communication. C’est l’occasion d’une « généralisation du bordel », si j’ose dire. Vous vous souvenez de l’enthousiasme du 10 mai, les dizaines de milliers de personnes sur la place de la Bastille, le peuple de Gauche euphorique… Et tous les jeunes – journalistes, gens de radio, de communication, présidents d’association, élus municipaux, etc. – se disent : « C’est la liberté, donc on peut y aller ! ». Et ça fleurit tout de suite ! On allait acheter pour 2 ou 3 000 francs un émetteur en Italie ou en Suisse, on mettait une antenne sur le toit de sa maison ou de son immeuble, et on commençait à émettre pour les copains de l’immeuble d’en face.  Il en découla inévitablement une situation de chaos absolument incroyable, où plus personne n’entendait plus rien. Je me dis, et je dis au gouvernement et au président de la République, qu’il faut intervenir très très vite, pour introduire un minimum de régulation dans cette explosion que plus personne n’arrive à maîtriser.

J’avais donc l’intention de faire une loi importante sur l’audiovisuel qui, dans mon esprit, signifierait juridiquement l’abandon du monopole, aussi bien à la radio qu’à la télévision. Mais je me rends compte que la préparation d’un texte comme celui-ci va prendre des mois et des mois. Je demande par conséquent de scinder les difficultés, et de faire une première loi d’urgence sur les radios [i.e., loi du 9 novembre 1981], pour préciser dans quelles conditions les opérateurs pourront recevoir des autorisations d’émettre ou, plutôt, comme on dit à l’époque, des « dérogations au monopole ». Cette loi ne décide donc pas de l’abandon du monopole, elle a pour objet de réguler un peu les choses, elle permet de décider qu’on accorde une dérogation à celui-ci, et pas à celui-là. Comme je le disais souvent à l’époque, il n’y a pas sept cents possibilités d’émission en FM à Paris et en Île-de-France. Il y en a un certain nombre, au-delà duquel c’est la cacophonie générale ! Je convainc le gouvernement de faire voter cette loi en priorité. Elle vient en tout début de législature, au moins d’octobre. Elle porte la date du 9 novembre, mais le débat dans les deux assemblées s’est déroulé en octobre. C’est donc une des toutes premières lois présentées devant le Parlement.

T.L. : Cette fois-ci aussi, il y a un recours de l’opposition devant le Conseil Constitutionnel…

G.F. : Tout à fait. Un recours qui, d’ailleurs, ne change rien au texte proprement dit. […] Cette loi est votée en octobre 1981, avec naturellement d’énormes difficultés. Je me souviens d’une intervention devant le Sénat, où ce fut un matraquage de la majorité de Droite qui attaquait le texte de loi, non pas parce qu’il ouvrait la liberté d’émettre, mais parce qu’il n’allait pas assez loin. Je me souviens d’un discours que j’ai fait en réponse. Je leur disais en substance : « Franchement, vous vous moquez du monde ! Je ne viens pas devant vous pour restreindre une liberté qui existe, je vous demande simplement d’ouvrir une liberté que vous n’avez jamais voulu donner. C’est quand  même un peu fort que vous demandiez qu’on en fasse un peu plus ! ». L’accusation – fielleuse – était de dire : « Vous organisez les choses de telle manière que vous puissiez contrôler ce nouvel espace. » […]

Donc, la loi est votée et on reste quelques mois dans ce système dérogatoire. Comme il s’agit d’un acte de la puissance publique, c’est le gouvernement qui accorde les dérogations, ce qui pose évidemment un problème énorme. Donc, je crée à ce moment-là une commission, dirigée d’abord par André Holleaux, puis plus tard par Jean-Michel Galabert. C’est elle qui décide, c’est-à-dire qu’elle prend le spectre disponible et qu’elle définit le nombre d’autorisations possibles, la puissance d’émission et la localisation de l’émetteur. Car, même si on dispose de quarante fréquences, il est impossible de les mettre toutes sur le même pylône !

À partir de là, la pagaille perdure, avec des obligations qui parviennent néanmoins à insuffler un peu d’ordre. Il faut se souvenir qu’à l’époque, les chaînes nationales (France Musique et France Culture, en particulier) sont fréquemment brouillées. Certains opérateurs émettent avec une puissance quarante fois supérieure à celle autorisée, comme RFM, NRJ et pas mal d’autres. J’essaie d’éviter la répression proprement dite, mais dans certains cas je suis obligé de demander à TDF de procéder à des brouillages. Il y a par ailleurs des problèmes avec l’ensemble des services de sécurité (police, pompiers, Samu, tours de contrôle d’Orly, etc.).

T.L. : En pratique, RFM sera brouillée très longtemps. De même que Radio Alpha et quelques autres…

G.F. : Oui. S’instaure une sorte de jeu de chat et de la souris. Les radioteurs changent de fréquence sans arrêt. Mais heureusement, il n’y a pas d’incidents sérieux. Car en même temps, des organisations de radioteurs tentent, elles aussi, de mettre de l’ordre : l’Association pour la libération des ondes (ALO) et la Fédération nationale des radios libres (FNRL), en particulier. Les représentants de ces deux organisations sont partisans d’une régulation qui permette à chacun d’avoir sa fréquence, et de l’avoir pour lui tout seul. Le résultat est mitigé. Il y a les jusqu’au-boutistes comme RFM, qui disent : « Moi, je m’en moque, j’ai un gros émetteur, je m’en sers, j’écrase les autres et tant pis ! ». Et puis il y a des centaines d’autres petites radios qui sont regroupées dans des organisations diverses. Elles disent : « Nous, on a obtenu l’autorisation d’émettre, on voudrait bien pouvoir utiliser notre fréquence sans être écrasés par les surpuissants. »

T.L. : Ce qui différencie l’ALO de la FNRL, c’est essentiellement la question de la publicité. L’ALO est pour, la FNRL est contre…

G.F. : Effectivement. La polémique autour de la publicité se développe dès le vote de la loi. Je suis embarrassé, car je suis pour. Comme je rencontre beaucoup de gens du milieu, je comprends tout à fait leurs arguments. Y compris mon propre fils, Patrick Fillioud, qui dirige à l’époque, avec quelques autres, Radio Gilda. Mais je me heurte en termes politiques brutaux à une opposition catégorique et définitive de Pierre Mauroy. On se souvient de sa fameuse formule : « Non aux radios fric ! ». En vérité, même s’il ne l’avouait pas, il appelait de ses vœux des radios municipales. Il voulait que ce soient les communes qui attribuent les dérogations, qu’elles soient privilégiées pour créer des radios. On n’allait quand même pas renoncer au monopole d’État pour le transférer à des fiefs politiques, département par département, grande ville par grande ville ! Comme il a vu que ce n’était pas possible, il a essayé de contourner la difficulté, comme il le fit par la suite pour le câble, en disant : « Il faudra de toute façon que les municipalités donnent un avis favorable. »

Pour en revenir à la publicité, il y a eu une pression de plus en plus forte de la part des opérateurs, de la part des organisations aussi. Je leur avais dit : « Si on autorise la publicité, on réservera un secteur associatif. »

T.L. : Un tiers-secteur, en quelque sorte…

G.F. : Oui. Des radios qui s’engageront à ne pas faire de publicité, auxquelles par conséquent on accordera un statut spécial. Dans cet esprit, on a institué un fonds de péréquation prélevé sous forme de taxes sur la publicité, y compris des grandes chaînes de radio. C’est ce qu’on a appelé le Fonds de création audiovisuelle, qui permettait de doter d’une subvention les radios qui restaient associatives et qui renonçaient à faire de la publicité.

Et puis François Mitterrand, qui avait toujours ses antennes un peu partout, qui comprenait des choses parfois en contradiction avec sa pensée profonde, a dit un jour : « Il faut qu’on accorde la publicité ! ». Je lui avais proposé bien avant : « Accordons-la à certaines de ces stations, celles qui voudront être des stations commerciales et qui se déclareront comme telles. On taxera leurs recettes publicitaires pour en redistribuer une partie aux autres. Accordons la publicité dans des limites fixées : trois ou cinq minutes par heure, ou bien une heure par jour… ».

Finalement, François Mitterrand s’est rendu compte qu’il fallait le faire. Je le lui avais dit dix fois : « Vous ne vous rendez pas compte que, au lieu de tirer le bénéfice politique d’une opération très positive comme celle-ci, qui consiste à accorder aux opérateurs une nouvelle liberté et aux Français une diversité de programmes dont ils étaient privés jusque-là, nous nous faisons massacrer par tout le monde, par l’opposition mais aussi par les opérateurs eux-mêmes ! ». Bref, brutalement, il a décidé qu’il fallait le faire en donnant une interview à Gonzague Saint-Bris³, qui était lui-même un pionnier de la libération des ondes. Quand je me suis étonné de ça à son retour, il m’a dit : « Fillioud, vous n’allez pas me reprocher de vous donner raison pour une chose que vous me demandez depuis deux ans ! ».

T.L. : Malheureusement, cette autorisation mesurée de la publicité est arrivée trop tard. La plupart des opérateurs de la première heure, à quelques exceptions près, étaient déjà exsangues en 1984. Beaucoup vont vendre leur fréquence, même si ce n’était pas vraiment légal. Comment avez-vous vécu cette débandade ?

G.F. : Quand la décision politique a été prise, on était quand même dans une vision idéaliste des choses. On se disait : « Ce qu’il faut, c’est donner un moyen de parler et de s’entendre à des communautés qui n’ont pas d’autres façons de le faire. ». Aussi bien les Églises que les ethnies, aussi bien les immigrés arabes ou africains que la communication de proximité dans une région rurale ou dans un quartier.

Puis est venue l’inévitable confrontation entre l’utopie et la réalité à laquelle elle se heurte. Et naturellement, là-dessus, le Marché, qui essaie d’imposer ses lois au bénéfice de quelques-uns. À partir du moment où la publicité a été autorisée, ça n’a pas fait vivre toutes les radios, juste quelques-unes. Les autres ont continué à mourir par dizaines ou par centaines, parce qu’elles ne récoltaient que trois francs six sous. Les radios ont demandé la publicité, puis elles sont allées voir le boulanger, l’épicier, le marchand de meubles du coin, qui leur ont dit : « Pourquoi voulez-vous qu’on vous donne des sous ? ».

T.L. : En revanche, NRJ et quelques autres vont devenir de plus en plus puissantes et racheter discrètement des fréquences en perdition…

G.F. : C’est en effet le phénomène qui a suivi, un phénomène probablement inévitable. Par rapport à ces développements et ce que j’appelle les « lois du marché », il y a finalement des choses qui s’imposent. À partir du moment où vous avez quinze opérateurs qui se meurent, qu’est-ce qu’ils font ? Radio Gilda, par exemple, la station de mon fils : ils étaient en faillite. S’ils n’avaient pas vendu, ils auraient déposé le bilan et se seraient retrouvés avec quelques millions de francs de dettes. Donc ils se sont vendus. Comme dans n’importe quelle activité commerciale, industrielle…[…]

1. Cette participation n’est pas attestée. Cf. Thierry LEFEBVRE, François Mitterrand pirate des ondes. L’affaire Radio Riposte, Paris, Le Square éditeur, 2019. ↩︎
2. Il faut nuancer les propos de Georges Fillioud, en rappelant la formulation exacte de la 94^e des 110 propositions : « La télévision et la radio seront décentralisées et pluralistes. Les radios locales pourront librement s’implanter dans le cadre du service public. Leur cahier des charges sera établi par les collectivités locales […]. » (Nous soulignons.) ↩︎
3. À l’occasion d’un voyage aux États-Unis, François Mitterrand accorde une interview à Gonzague Saint-Brice (pour le compte de l’agence France Câble Communication). La retranscription de la question et de la réponse relatives à la publicité, se trouve dans Thierry LEFEBVRE, « 1984 : Essai de chronologie radiophonique », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n° 121, juillet-septembre 2014 (« L’Année radiophonique 1984 », dossier établi par T. LEFEBVRE), p. 131-132. ↩︎

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