Un entretien avec Françoise d’Eaubonne en 2002 : “Radio Mouvance, c’était la liberté de l’idée et de l’expression”

[En 2002, Françoise d’Eaubonne (1920-2005) avait 82 ans. Au terme d’une existence toute entière vouée à l’écriture et au militantisme, elle venait de faire paraître, un an plus tôt, ses Mémoires irréductibles. Elle y évoquait, entre autres péripéties, son activité de productrice et d’animatrice à Radio Mouvance, station pirate dirigée par Roland Fornari, qui fut saisie à six reprises entre août 1983 et avril 1986. Nous avions rencontré Françoise d’Eaubonne à Paris, dans un café situé en face de la porte Saint-Denis, le 26 février 2002. On lira ci-après une retranscription partielle de cet entretien, qui fut publié dans le n° 129 de juillet-septembre 2016 des Cahiers d’histoire de la radiodiffusion (p. 59-72), revue aujourd’hui disparue et malheureusement indisponible en ligne. TL]

Thierry Lefebvre (T. L.) – Quand avez-vous été en contact pour la première fois avec les radios libres ?

Françoise d’Eaubonne (F. E.) – C’est très simple. Il y avait à cette époque [1979] une radio féministe, Les Radioteuses. Ses animatrices m’avaient interviewée au sujet de mon combat pour l’avortement.[1] Et j’ai été convoquée et inculpée comme les autres.

Les choses se sont très bien passées avec le juge : il a été très compréhensif, parce qu’il a été ravi que je mettre la question sur le plan de la radio libre, et non pas sur le plan de l’avortement. Les autres ont dit : « C’est de la persécution, c’est parce qu’on parle d’avortement ! ». Moi, j’avais très bien compris qu’il s’agissait d’une question de radios libres.

Le magistrat me disait : « Vous voyez, si on permettait les radios libres, ça se passerait comme en Italie. En Italie, ce n’est pas possible d’écouter une station sans être dérangé par une autre voisine. C’est ça qu’on veut éviter. » J’avais répondu : « Mais entre cet excès et le monopole de la radio tel qu’il existe en ce moment, n’y aurait-il pas une possibilité de donner une statut particulier, avec les précautions d’usage, pour l’emploi et l’audition d’une radio libre, parce que ce qu’il y a de scandaleux, c’est le monopole actuel de l’émission radiodiffusée, alors que dans la Constitution de 1789 il est déclaré que toutes les opinions, quand elles ne sont pas contraires au bien public, peuvent être exprimées par la parole, par l’écrit ou toute autre expression. Donc, c’est déjà écrit dans la Constitution, avant même que cette  question se pose. »

Le magistrat, qui m’avait écoutée avec beaucoup d’intérêt, m’a dit : « En tant que citoyen, je ne peux que vous approuver. Mais en tant que magistrat, je vous inculpe. » À quoi je lui ai répondu fièrement : « Eh bien, faites donc, Monsieur, puisque vous êtes là pour faire appliquer la loi. Nous, nous sommes là pour la changer. » Nous nous sommes quittés dans une estime réciproque.

Je l’ai retrouvé plus tard, président du tribunal où je comparaissais pour ma lutte contre la secte Longo Maï. Et je pense que le souvenir de notre entretien a dû être pour quelque chose dans la suite, favorable pour moi, des événements.

Je dois dire par ailleurs que mon inculpation en 1979 n’a eu aucune conséquence, ni pour moi, ni pour les autres radioteurs.

T. L. – Il s’agit du juge Émile Cabié (1920-2015). Vous avez des mots très gentils pour lui dans vos Mémoires irréductibles.[2] Et c’était lui qui suivait, depuis Radio Verte, les principales histoires de radios libres saisies. Vous aviez déjà été interviewée avant cette émission ?

F. E. – Oui, bien sûr. Tous les médias féministes m’avaient contactée à l’époque. J’alternais journalistes, conférences, interventions. Et la radio, à partir du moment où il pouvait s’y faire quelque chose…

T. L. – Avez-vous eu des contacts avec Félix Guattari, qui jouait un rôle central dans les radios libres ?

F. E. – Non. Je n’ai pas eu de contacts avec lui à ce moment-là.

T. L. – Il y avait également Guy Hocquenghem, qui était très investi dans les radios libres…

F. E. – Non, je n’avais pas de contact particulier avec lui à ce sujet. […]

T. L. – Vous rentrez à Radio Mouvance en octobre 1982.

F. E. – C’est en effet à la rentrée 1982, quand Roland Fornari, qui m’avait déjà contactée à l’occasion de rencontres à l’Agecca, m’a demandé de participer. J’ai dit : « Oui ». Entre-temps, il s’était passé des événements qui m’avaient retardée, y compris le décès de ma mère.

Je suis finalement rentrée à Radio Mouvance. J’assumais régulièrement, à des dates précises, des émissions qui étaient soit de type féministe, soit des émissions d’humeur. Par exemple, je faisais une critique des dernières parutions en librairie qui me paraissaient intéressantes : aussi bien le livre d’Henri Troyat sur Tourgueniev[3] (qui avait un gros succès à mon grand étonnement) que des romans de science-fiction qui me semblaient avoir une envergure politique. Je signalais ces ouvrages, en étant toujours très suivie par les auditeurs qui prenaient note de ce que je recommandais.

T. L. – Parce que vous aviez des retours ?

F. E. – On ouvrait l’antenne pour que les auditeurs puissent s’exprimer.

T. L. – Donc, vous connaissiez Roland Fornari avant qu’il vous contacte pour faire de la radio ?

F. E. – Oui. Mais je le connaissais comme ça, comme quelqu’un qu’on rencontre dans les réunions militantes…

T. L. – C’était un activiste.

F. E. – C’était en effet un activiste. Il avait déjà fondé des espèces de cercles d’idées – en particulier la « Banque des idées ». Il s’était emparé de la possibilité de la radio à partir du moment où, avec sa compagne qui était gérante d’un théâtre célèbre, il avait eu la possibilité d’avoir une garantie financière pour fonder une station.

T. L. – Quel théâtre ?

F. E. – Le théâtre de la Huchette. Françoise Alessandri avait du courage, en tant que gérante, d’assumer la garantie. Cela aurait pu être catastrophique si ça s’était mal passé. Françoise Alessandri était une femme charmante. Je regrette de l’avoir perdue de vue, car vraiment elle était méritante. Voilà comment a débutée l’aventure de Radio Mouvance.

T. L. – Le financement venait-il du théâtre de la Huchette ?

F. E. – Le financement ne venait pas de ce théâtre. C’était une garantie. Le financement venait des techniciens et des auditeurs. Il y avait un petit nombre d’auditeurs enthousiastes qui cotisaient de leur propre chef et qui nous aidaient « à faire mentir d’Histoire », comme disait Roland Fornari. Parce que, tenir quatre ans dans des conditions pareilles… Les suppositions les plus invraisemblables avaient couru, celle de Kadhafi qui était censé nous financer en particulier.

T. L. – Roland Fornari venait de Radio Libertaire.

F. E. – C’est ça. C’était un dissident de Radio Libertaire. Il s’était engueulé avec eux. C’était certainement un différend d’ordre théorique. Ainsi, au moment où on a été saisis, certaines radios solidaires nous relayaient. Radio Libertaire avait refusé de le faire, alors qu’au contraire je ne sais plus quelle radio d’extrême-droite nous avait retransmis pour lutter contre la répression.[4] Voilà les paradoxes de l’histoire des radios libres !

T. L. – Roland Fornari était un ancien Katangais…

F. E. – Oui. Mais pas un de ces Katangais qui avait suivi le funeste Roland Perrot, futur fondateur de Longo Maï à Limans, dans les Alpes de Haute-Provence.

T. L. – Quand Radio Mouvance démarre-t-elle ?

F. E. – Pendant l’hiver 1982-1983. Peut-être en décembre 1982.

T. L. – Radio Mouvance est à ma connaissance la seule radio parisienne à ne pas avoir demandé de dérogation.

F. E. – On décrète qu’on applique l’autogestion révolutionnaire. C’est en effet la première radio à faire ça. […]

T. L. – Qu’entendiez-vous par « révolutionnaire » ?

F. E. – C’était un esprit tout ce qu’il y avait de plus radicalement d’extrême-gauche, du genre plutôt « situ ». Dans la mouvance situationniste.

T. L. – Avec l’idée que l’action de la radio pouvait éventuellement conduire à une situation révolutionnaire ?

F. E. – La radio pouvait au moins contribuer à la préparation d’une situation révolutionnaire. On diffusait des messages de soutien aux membres d’Action Directe, qui étaient à l’époque honnis par tous les politiques, de la droite à la gauche réunies.

T. L. – En 1986, Robert Pandraud, alors ministre délégué à la Sécurité du gouvernement de Jacques Chirac, parlera de Radio Mouvance comme d’un « sanctuaire pour les terroristes ». Dans vos Mémoires irréductibles, vous évoquez la proximité entre des membres d’Action Directe, qui squattaient apparemment du côté de la Goutte d’Or, et les locaux de Radio Mouvance. Cette proximité géographique facilitait-elle des interférences ?

F. E. – Non, il n’y avait pas d’interférences. J’ai su beaucoup plus tard que notre radioteur Alain L., qui tenait l’émission Pirate Gay, avait été une fois en contact avec Action Directe par le passé. Il les avait quittés, parce qu’il les avait trouvés paranoïaques et très désagréables. Il avait rompu, mais il ne nous en avait pas parlé à l’époque. À part ça, il n’y a pas eu de contact entre les uns et les autres, mais transmission de messages, entre autres avec des prisonnières de la mouvance Action Directe avec lesquelles j’étais en contact et qui m’écrivaient. Je diffusais à l’antenne les lettres qu’elles m’écrivaient. Voilà tout ce qui a été entrepris.

T. L. – Il y a aussi Danaé Orsini, que vous évoquez sous le prénom de Chloé dans vos Mémoires irréductibles. Elle était apparemment assez proche d’Action Directe. Ça explique peut-être aussi la scission qui va s’opérer par la suite…

F. E. – Oui, je crois aussi. Je n’ai jamais connu les détails précis, mais je crois en effet que c’est la vérité. Mon seul contact « spirituel » avec cette tendance-là, c’était d’avoir publié auparavant, aux éditions Kesselring, un livre intitulé On vous appelait terroristes, où je racontais l’histoire de la bande à Baader sous des noms différents, en défendant l’idée que le véritable terrorisme, c’était le terrorisme d’État […]. C’est à cause de ce livre que j’avais monté cette émission où je diffusais largement le courrier des prisonnières en question.

Ce qui fait que – je tiens à le souligner – la première saisie de Radio Mouvance fut faite sous l’inculpation d’« idées interdites ». Il faut souligner cette formule. Dans les années 1980, à part l’appel au meurtre  et le racisme, je ne vois pas quelles pouvaient être les « idées interdites ». […] Le consensus était déjà en gestation dans la deuxième partie des années 1980. Au moment de la fin de Radio Mouvance, on avait trouvé cette formule : « 86 renverse 68 ». On avait bouclé la boucle.

T. L. – Avez-vous participé au financement de Radio Mouvance ?

F. E. – Je participais en y mettant de ma poche, comme tout le monde. Les cotisations volontaires étaient plus ou moins élevées. C’est pour ça qu’on a pu racheter une pierre des murs des Ambassades. À force de faire simplement une quête non officialisée, Roland Fornari a trouvé mieux d’instituer la société « Ambassade », formation capitalistique parfaitement légitimée.

T. L. – Vous souvenez-vous d’autres personnes qui participaient au financement ?

F. E. – Tous ceux qui participaient au fonctionnement de la radio finançaient volontairement et donnaient selon leurs moyens.

T. L. – Il me semble que vous étiez la personne la plus médiatique de la radio. C’était la fin de l’engouement pour les grands intellectuels de gauche. Y en avait-il qui gravitaient autour de la station, à votre connaissance ?

F. E. – Non. En revanche, on avait des interviews, des contacts pour la diffusion de telle ou telle œuvre de tel nom connu. Par exemple, j’ai interviewé le biographe de Simone de Beauvoir. Mais les « grandes pointures » ne sont pas intervenues dans le fonctionnement de la radio. J’étais la seule.

T. L. – C’est une chose surprenante. Autant on voit certaines de ces personnes s’investir dans la toute première partie du mouvement, avant 1981, autant on assiste, après 1981, à une manière de désengagement. Alors qu’il y avait pourtant des choses à défendre.

F. E. – Oui. Entre autres sur la question de la liberté de l’idée et de l’expression. C’était notre cheval de bataille n° 1.

T. L. – Donc, vous débutez vos émissions…

F. E. – Avant, il faut que je vous signale qu’en parallèle de mon activité de radioteuse, j’ai été pendant un trimestre la directrice de publication d’un journal qui s’appelait L’Internationale. C’était en pratique le journal d’Action Directe, ça je ne l’ai su que plus tard. Le journal L’Internationale était déclaré et ses directrices – c’étaient surtout des femmes – sont venues me trouver. Elles m’ont dit : « On voulait demander à Jean Genet, mais Genet s’est expatrié. Alors, on vous le demande. » Je leur ai répondu : « Bon, mais qu’est-ce que je risque ? Des amendes ? Je ne pourrai pas les payer. La prison ? Ça me ferait bien rire. Alors, d’accord : je vous donne mon nom. »

J’ai donc été directrice de cette publication, dont j’ai gardé les archives assez longtemps et que je viens de déposer à l’IMEC. J’ai eu comme seul contact avec les autorités un entretien par téléphone avec la préfecture de police. Ça ressemblait plutôt à une interview, c’était fort courtois. Ils m’avaient demandé pourquoi j’avais pris cette responsabilité. Je leur ai expliqué mes raisons théoriques. Et les choses s’en sont tenues là. C’était parallèle à Radio Mouvance et tout à fait dans la même… mouvance. C’étaient les mêmes choses que je défendais.

T. L. – À ce propos, il y a un de vos romans qui s’intitule Terrorist’s blues…

F. E. – Oui. C’était un roman sur Radio Mouvance que je ne nommais pas (je lui avais donné un autre nom). J’y évoquais les activités militantes des groupuscules révolutionnaires de l’époque, qui consistaient quelquefois en conspirateurs d’opérettes ; et d’autres plus sérieux. L’ensemble formait une toile de fond qui n’a été traité en littérature que par un seul auteur, René-Victor Pilhes. J’ai longtemps correspondu avec lui. Il a écrit La Pompéi, où il raconte les attentats, les conspirations, les groupuscules, toute l’animation de ces années 1970-1985. Dans son livre, j’ai retrouvé bien des choses : des histoires que je connaissais, que j’avais vécues, dont je connaissais les acteurs, mais que lui ne connaissait pas. Y compris les attentats liés à la cause écologique. Je lui ai écrit : « C’est très amusant de lire ça, parce que je sais très bien de quoi il s’agit, j’ai connu les gens qui ont fait ça, et ça m’amuse beaucoup de voir ça retranscrit en littérature. » On a eu une correspondance amicale. […]

T. L. – Revenons à Radio Mouvance. Au départ, vous débutez dans un deux-pièces situé à la Goutte d’Or. Vous le décrivez un peu dans votre livre. Vous souvenez-vous du lieu ?

F. E. – Le début a été assez pénible, parce que l’appartement se situait au 4^e étage. Ce n’était jamais drôle de monter ces quatre étages ! C’était un petit deux-pièces assez miteux. Quand nous nous sommes installés par la suite rue des Charbonniers, nous étions au rez-de-chaussée, l’appartement était beaucoup plus vaste avec plusieurs pièces fort bien aménagées. Les radioteurs et quelques auditeurs enthousiastes étaient venus nous donner un coup de main. Les murs avaient été repeints, les meubles transportés. Là, on était vraiment chez nous. C’est à partir de ce moment-là qu’on a commencé à faire un certain bruit.

T. L. – Ce n’était donc pas un squat ?

F. E. – Non, non. C’était une location tout ce qu’il y avait de plus légale.

T. L. – On parle aussi, à l’époque, d’émissions émises depuis un camion.

F. E. – Ça, c’était au moment des manifestations. Tous les groupuscules marginaux faisaient de l’agitation en suivant les manifestations avec des camionnettes. Déjà avant 1981.

T. L. – Oui. Radio 93 et SOS Emploi en particulier. Comment fonctionnait Radio Mouvance en pratique ? Vous aviez un horaire précis ?

F. E. – Chaque radioteur avait son horaire, qui n’était pas toujours très rigoureusement respecté. La plupart, je dois le dire, fichaient le camp et allaient faire autre chose. Ce qui mettait Roland Fornari dans des états affreux. Moi, au contraire, j’étais la plus rigoureuse. J’étais toujours à la date précise et à l’heure précise devant mon micro, pour ne pas obliger la station à passer des disques ou à faire « blablater » des gens pour combler les vides.

En été, il y avait beaucoup d’auditeurs qui venaient parler sur l’antenne. Et ça discutait, et ça discutait entre eux ! Et ils s’injuriaient. C’était effrayant comme ils pouvaient s’engueuler : on ne pouvait plus placer un mot ! Mais enfin, ça donnait de l’animation et de la richesse et de la vie à notre radio…

Et puis, il y avait les journées « porte ouverte », que j’aimais beaucoup. Les auditeurs qui écoutaient et qui ne participaient pas forcément à l’antenne tout en étant intéressés, se déplaçaient pour dire leur manière de penser. Il y avait un petit buffet sans alcool, un peu de pâtisserie, du pop-corn, des jus de fruit, etc. Ils venaient picorer, discuter, et c’était extrêmement amusant de les entendre. Et je dois dire que j’étais très touchée : parce que la gentillesse et la chaleur dont nous gratifiaient les auditeurs qui venaient là, étaient très réconfortantes. Des inconnus me sautaient parfois au cou.

T. L. – Ces journées « porte ouverte » donnaient-elles lieu à des émissions ?

F. E. – Non. Ce n’était qu’un buffet. Il n’y avait pas d’émission. J’y pense soudain : parmi les intellectuels qui participaient aux émissions, il y avait Gérard Hof (1943-2011), l’auteur de Je ne serai plus psychiatre et de Privation sensorielle, qui venait régulièrement à Radio Mouvance. J’en parle dans mes Mémoires irréductibles en l’appelant « Docteur Mystère ». Gérard Hof avait eu un certain retentissement du fait de son activité militante à l’asile psychiatrique du Vinatier à Lyon, où les malades mentaux avaient mis les toubibs à la porte et où ils géraient eux-mêmes l’asile. Vous voyez ce que ça pouvait donner…

T. L. – C’était une forme extrême de l’antipsychiatrie.

F. E. – Tout à fait. Il disait : « Ce n’est pas de l’antipsychiatrie, c’est de la non psychiatrie. » C’était un radical ! Il était chargé d’émissions sur la santé et sur la connivence entre le pouvoir médical et le pouvoir tout court.

T. L. – Vous parlez aussi, dans vos Mémoires irréductibles, d’Alain, le « pirate gay ». Quel était son nom ?

F. E. – Alain Lezongar. C’était lui qui recevait le plus d’injures des auditeurs d’extrême-droite. Je me souviens d’un jour où un auditeur sioniste m’embêtait. Il m’avait réconfortée en me disant : « Que veux-tu ? Il y en a qui sont gays et d’autres qui sont Mossad. »

T. L. – Revenons à ces journées « porte ouverte ». Vous ont-elles permis de mieux cerner le type d’auditeurs qui vous écoutaient ?

F. E. – Il y avait un peu de tout : des anciens de Mai 68, il y avait beaucoup d’autodidactes politisés qui étaient avides de se cultiver, qui étaient très intéressés par toutes les émissions qui débordaient la politique pour parler du culturel. Ceux-là, c’étaient mes plus fidèles auditeurs.

T. L. – Qu’entendez-vous par « autodidactes politisés » ?

F. E. – Des gens qui n’avaient pas passé de diplômes, qui appartenaient souvent à des milieux très modestes, qui n’avaient pas été scolarisés très longtemps et qui étaient avides de tout ce qui était savoir et culture, et qui étaient souvent révolutionnaires. Ceux-là, c’étaient les plus fidèles auditeurs de Radio Mouvance.

T. L. – Y avait-il des militants d’extrême-gauche ?

F. E. – Il y en a eu, mais la plupart étaient plutôt nos adversaires. Sinon, parmi notre public, il y avait beaucoup de pro-Palestiniens. Nous avions un assez fort public de musulmans, ce qui m’intéressait à cause du conflit entre l’Islam et le féminisme. Cela donnait lieu à des discussions. Ce n’étaient pas des engueulades, comme avec les sionistes purs et durs. Il y avait des arguments et c’était assez intéressant dans l’ensemble, cette confrontation entre vents d’Est et vents d’Ouest. En tout cas, c’est une certitude : il y avait beaucoup de pro-Palestiniens.

T. L. – Vous parlez, dans votre livre, d’un animateur qui était lui-même palestinien.

F. E. – Oui, oui. Il y en avait un.

T. L. – Cela venait-il de lui ?

F. E. – Probablement. C’était pratiquement un fellagha. Je ne me souviens plus de son nom. Il nous préparait des plats exotiques et du thé à la menthe. Il y en avait un autre, très sympathique. Mais lui, c’était plutôt un beur. Il faisait la technique pendant les émissions.

T. L. – Oui, vous en parlez aussi : Yacine.

F. E. – Oui, tout à fait. Il s’endormait parfois pendant les émissions. J’étais obligé de donner un grand coup de poing sur la table en criant : « Yacine ! ». Il se réveillait en sursaut. Je me souviens qu’une fois, il avait amené des copains un peu extravagants, très gentils par ailleurs, mais en partant, ils avaient laissé un tel bazar qu’Alain, le « pirate gay », avait fait la remarque en réunion. Il avait dit : « Écoutez ! J’en ai marre de faire le ménage, il faudrait dire aux copains de faire attention ! La dernière fois, j’ai même trouvé de la confiture ! ». Et en fait de confiture, c’était du placenta. Je me souviens de Roland Fornari s’exclamant : « Décidément, j’aurai tout vu dans cette radio ! »

Cette radio, c’était une vrai « roulotte ». Elle marchait tant bien que mal et faisait mentir l’Histoire, puisqu’on continuait à exister et à diffuser, alors qu’on n’avait pas le sou.

T. L. – En 1984-1985, au moment des événements de Nouvelle-Calédonie, vous écrivez un livre.

F. E. – Oui. J’écrivais Louise Michel la Canaque.[5] Mon livre est paru en 1985. J’y évoque son rôle dans la révolte des Kanaks. C’était un passage peu connu de l’Histoire et ça m’a d’ailleurs appris des tas de choses sur la Nouvelle-Calédonie et sur ce qu’a été sa conquête, alors qu’elle n’a jamais été une conquête militaire. Ce fut purement et simplement une expropriation des gens qui habitaient là. […] J’en ai fait des gorges chaudes sur Radio Mouvance et ça intéressait beaucoup les auditeurs.

T. L. – J’imagine qu’il y avait des débats houleux sur l’antenne. Avez-vous des souvenirs des interactions avec les auditeurs ? Y avait-il d’autres animateurs qui intervenaient sur la question kanak dans la station ? Était-ce un thème régulier ?

F. E. – C’était un thème qui était mis en avant essentiellement par moi, puisque je réunissais des documents sur le sujet et que j’étais en train d’écrire mon livre. Les gens qui voulaient des renseignements s’adressaient forcément à moi. En revanche, à l’antenne, ce n’était pas violent. La violence verbale se concentrait plutôt sur les affaires de Proche-Orient ou d’Afrique du Nord. Là, les injures volaient de part et d’autre.

La Nouvelle-Calédonie, c’est un thème qui reflétait une certaine angoisse, mais qui n’entraînait pas de réactions très violentes. Parce que c’est loin, la Nouvelle-Calédonie ! Il y avait même beaucoup de gens qui ignoraient que c’était une colonie française. Ils ne voyaient pas ça de si près. L’intérêt était grand, mais n’entraînait pas de débats passionnés. […]

T. L. – Vos émissions se passaient-elles la nuit ?

F. E. – Non, ça a été la nuit à partir du moment où il n’y eut plus personne pour faire la nuit. J’ai commencé le jour. Ensuite, j’ai pris des émissions de nuit, parce que Roland Fornari manquait de personnel. Ce qui faisait que j’étais obligé de prendre un taxi. On me reconduisait à la station de taxi en sortant, parce que, quand même, la Goutte d’Or à une heure du matin, pour une femme, ce n’est pas évident.

J’ai été obligée une fois de montrer mon opinel à quelqu’un qui me suivait. Je lui ai montré, il s’est enfoui. C’est la seule fois où ça m’est arrivé. Rendez-vous compte : jouer aux blousons noirs à mon âge !

T. L. – La nuit, vous preniez l’antenne à quelle heure ?

F. E. – Dans mon souvenir, de 23h à 1h du matin. C’est à l’occasion de ces émissions que Yacine s’endormait.

T. L. – Ça se passe vers 1985-1986 ?

F. E. – Oui, c’est ça. Il y avait deux autres radioteurs que je surnommais « le Phoque » et « le Phénicien ». C’étaient de très bons amis qui donnaient des coups de main à la technique. Mais quand ils n’étaient pas disponibles, j’avais le petit Yacine. […]

T. L. – Parlons un petit peu des saisies. Parce qu’il y en a eu six.

F. E. – J’avoue que je ne me souviens plus de leur nombre.

T. L. – Six ! Vous en citez une dans Mémoires irréductibles. Je pense que c’est la dernière. Vous évoquez une réunion avec Chloé [Danaé Orsoni] qui met en accusation…

F. E. – … le pauvre Roland. Oui, c’est la dernière, celle de 1986. La plus importante avait été celle où il y avait eu le relais de toutes les radios libres pour nous diffuser, y compris en province. Il y avait une telle foule autour de la radio que Gérard Hof m’avait téléphoné pour dire : « Surtout, ne viens pas ! Tu ne pourrais pas rentrer. Nous sommes comme dans la cabine des Marx Brothers. »

T. L. – Celle-là, je pense que c’est en 1983, août 1983 si je me souviens bien.

F. E. – C’est possible. Tous mes journaux intimes sont aujourd’hui à l’IMEC, donc je ne peux plus vérifier.

T. L. – Donc, vous évoquez cette saisie de 1986. Est-ce que vous vous souvenez d’autres saisies ?

F. E. – Non. Simplement, je recevais un coup de fil : « Ça y est, on est saisis. Viens, on va se réunir, on va parler. » J’arrivais dans cet endroit mélancolique, où toutes les micros étaient morts. On avait l’impression d’une veillée funèbre, on discutait. C’est à l’île d’Elbe que Roland avait eu cette idée merveilleuse de démonter le mât et de le remonter, parce qu’on ne pouvait pas le saisir. Il a utilisé toutes les astuces pour pouvoir durer à ce moment-là.

Sinon, on était saisis, on était arrêtés et on savait que quelques jours plus tard on recommencerait. C’est comme ça que les choses se passaient.

T. L. – Mais où trouvait-il ces émetteurs ? Parce que ça coûtait quand même une certaine somme à cette époque. De l’ordre de 10 000 francs à peu près.

F. E. – Oui. Il nous avait dit que c’était un investissement très important. Il n’avait plus d’argent après avoir acheté ses émetteurs.

T. L. – Ce qui m’a intrigué en vous lisant, c’est qu’il n’y a jamais eu de procès.

F. E. – Jamais ! Il y a eu des saisies, mais il n’y a jamais eu d’inculpation, ni de procès. Je pense que le pouvoir se disait qu’un procès ne ferait que de la publicité. On se doutait que le tribunal deviendrait une tribune. Donc, ce n’était pas la peine.

C’est d’ailleurs pour ça que je n’ai pas été poursuivie en ma qualité de directrice de publication de L’Internationale. Ils avaient probablement peur que je fasse une prestation quelque peu militante à l’occasion de ma comparution. Ils ne m’ont même pas convoquée. Ils se sont contentés de m’interroger par téléphone. J’ai apprécié cette manière de biaiser avec la répression.

T. L. – La dernière saisie a donc lieu le 24 avril 1986. Il y a cette réunion que vous décrivez dans vos Mémoires irréductibles…

F. E. – Réunion que j’ai également décrite dans Terrorist’s blues.

T. L. – Deux jours après, Robert Pandraud déclare dans Le Figaro que Radio Mouvance était en quelque sorte un « sanctuaire pour les terroristes ». Que se passe-t-il en pratique au sein de la station ?

F. E. – Je pense que Roland était épuisé. Ce dernier coup l’a incité à ficher le camp quelque temps plus tard. Danaé Orsoni a essayé de son côté de reconstituer un collectif qui reprendrait le flambeau. Je savais très bien qu’elle en serait totalement incapable.

T. L. – C’était Radio Rosta.

F. E. – Oui, c’est ça. Je savais que seul Roland Fornari avait la compétence et le professionnalisme pour monter une radio. Je n’avais aucune confiance dans celles de Danaé. Et je me suis retirée sans un mot, sans une discussion. Elle m’a envoyé des lettres pour que je participe à des réunions. Et j’ai répondu très franchement que ça ne m’intéressait plus, étant donné que Roland était le seul, à mon avis, capable de monter cette radio.

Elle a réagi avec une certaine aigreur, en parlant de ces gens qui sont contre les sectes et qui ont des gourous. Ça m’a laissée indifférente. Les choses s’en sont tenues là ; et jamais on n’a vu Radio Rosta.

T. L. – Votre relation avec Radio Mouvance était donc profondément liée à la personnalité de Roland Fornari. Vous aviez une réelle admiration pour lui.

F. E. – C’est certain. Et pour sa femme, Françoise Alessandri. Et les camarades/copains comme « le Phoque » et « le Phénicien », comme ce jeune Palestinien que j’ai évoqué. J’avais des contacts très sympathiques avec eux. Avec Danaé Orsoni, je n’ai jamais eu que de bons contacts, même si son mari m’était franchement antipathique.

J’avais été malade à cette époque-là et elle avait été très gentille avec moi. Elle me montait de l’eau minérale et faisait mes courses. Donc, je n’avais que de bons rapports avec elle. Mais à partir de cette dissension avec Roland Fornari, j’ai senti que le groupe allait se scinder, que c’étaient les prémices de la fin.

T. L. – Et le féminisme dans tout ça ? Avez-vous continué à militer dans le cadre de vos émissions ?

F. E. – Totalement. À un point tel qu’il y avait une radio islamiste – Radio Orient – qui avait téléphoné à Roland Fornari pour le menacer, en disant : « On aura la peau des radios féministes. » Ils considéraient donc Radio Mouvance comme une de ces stations.

Ils m’ont tout fait : j’ai reçu une couronne funéraire, on a envoyé un employé des pompes funèbres pour venir chercher mon corps. À la bibliothèque féministe Marguerite-Durand, on annonçait la « triste nouvelle » de la mort de Françoise d’Eaubonne. Tout le temps, tout le temps ! Ils imaginaient me démoraliser comme ça !

T. L. – Aviez-vous des liens à cette époque avec les Nanas Radioteuses, qui avaient succédé aux Radioteuses ?

F. E. – Non, pas de liens. Si elles m’avaient contactée, j’aurais répondu positivement. Mais ça n’a jamais été le cas. […]

T. L. – Aujourd’hui, cela fait 17 ans que Radio Mouvance s’est définitivement tue. Avec le recul, qu’a apporté cette station ? Et créer quelque chose de cet ordre de nos jours est-il concevable ?

F. E. – Je ne sais pas trop, mais dans le cadre des mouvements antimondialistes actuels, Radio Mouvance serait un outil de tout premier ordre. Ce qui permettrait de prendre à bras-le-corps ces questions du consensus et du « politiquement correct ». J’attends la renaissance de la militance telle qu’elle a bouillonné des années 1970 à 1985. C’était une vitalité, un foisonnement d’idées diverses. J’attends que les choses se fassent. Je sais que ça reviendra. C’est comme une source qui s’enfonce sous terre, elle va rejaillir •

---

[1] « […] La Fédération nationale des radios libres et les Radioteuses organisent le 17 janvier 1979 une émission en direct d’une heure et demie, relayée par plusieurs stations adhérentes (on parle à l’époque de “pont radio”), afin de fêter dignement la quatrième anniversaire de la loi Veil. Une centaine de personnes, parmi lesquelles Simone Iff, Maya Surdutz, Isabelle Jacob, Geneviève Prost et Françoise d’Eaubonne, sont présentes dans le local du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC). » Dès le lendemain, le parquet ouvre une enquête préalable. Cf. Thierry LEFEBVRE, La Bataille des radios libres, 1977-1981, Paris, Nouveau Monde, Ina, 2008, p. 218-220.

[2] Françoise D’EAUBONNE, Mémoires irréductibles. De l’entre-deux-guerres à l’an 2000, Paris, Dagorno, 2001.

[3] Henri TROYAT, Tourgueniev, Paris, Flammarion, 1985.

[4] Il s’agissait de Radio Solidarité.

[5] Françoise D’EAUBONNE, Louise Michel la Canaque, Paris, Encre, 1985.

---

---