Guattari “on air” : Félix Guattari et le mouvement des radios libres

[Il y a quelques années, la revue espagnole Historia Actual Online me commandait un article sur les radios libres. On peut le trouver, en espagnol, dans le numéro 54(1) de 2021, aux pages 119 à 130. Trois ans après, il est temps de mettre en ligne la version française originale de ce texte.]

Le terme de « radios libres » désigne en France – de façon stricte – des expériences illégales de transmission en modulation de fréquence menées par des activistes venus de tous horizons, avant l’entrée en vigueur des processus législatifs de 1981 et 1982 qui mirent fin au paysage radiophonique tel que ce pays le connaissait jusqu’alors. Au-delà, il faut parler de « radios locales privées » : celles-ci peuvent aussi bien être associatives que commerciales. Nous n’évoquerons pas ces dernières dans notre contribution.

Cadré de la sorte, le mouvement français des radios libres – d’ailleurs y eut-il vraiment un « mouvement » ? – fut hétérogène. Non pas un bloc soudé, mais une grande diversité d’initiatives qui se donnèrent pour objectif provisoirement convergent de faire tomber le monopole d’État de la radiodiffusion.

Mais au-delà de  ce « plus petit dénominateur commun », bien des choses séparaient les acteurs de cette mobilisation : pendant près de quatre ans, de 1977 à 1981, ils ne cessèrent d’afficher leur mésentente ; ils se heurtèrent, se contrecarrèrent mutuellement, chacun étant persuadé d’avoir raison au détriment des autres, suivant un travers bien français.

Il y eut ainsi les « réalistes », regroupés autour d’Antoine Lefébure (celui grâce auquel le mouvement débuta) et sa revue Interférences. Il y eut les « libéraux », mobilisés autour de l’avocat François Chassaing et de Radio Fil Bleu. Il y eut les radios de syndicat (à l’image de Radio SOS Emploi et Lorraine Cœur d’Acier), les radios liées aux municipalités (socialistes, radicales de gauche, plus exceptionnellement communistes), les radios à vocation essentiellement musicale, etc. La liste serait longue.

Il y eut également le courant animé par Félix Guattari, dans lequel certains crurent distinguer l’essence du mouvement, alors qu’il n’en était qu’un épiphénomène.

Dans cet article, nous reviendrons sur les circonstances qui conduisirent le philosophe à s’investir dans la cause des radios libres dès l’été 1977, puis à favoriser sa scission dans le courant du printemps 1978. Après avoir brièvement présenté ses alliés, nous tenterons d’analyser le rapport ambigu de Guattari au média radiophonique, grâce à des images documentaires tournées au début du mois de mai 1978. Demeurées invisibles depuis lors, elles proposent, plus de quarante ans après leur tournage, une sorte d’instantané de la radio « guattarienne » en train de se faire. Elles témoignent également d’une expérience sans postérité, à notre connaissance.

Guattari et les radios libres

Psychanalyste et philosophe, auteur (à la date de 1977) de plusieurs essais, les uns coécrits avec Gilles Deleuze (L’Anti-Œdipe ; Kafka : pour une littérature mineure ; Rhizome : introduction), les autres seul (Psychanalyse et transversalité : essai d’analyse institutionnelle ; et bientôt La Révolution moléculaire), Félix Guattari (1930-1992) ne s’intéressa vraiment à la situation italienne (et, à travers elle, aux radios libres qui sévissaient depuis deux ans dans la péninsule) qu’en 1977. Son ami GianMarco Montesano, « ambassadeur » en France de l’organisation d’extrême-gauche Potere Operaio, venait de traduire, avec la sociologue Danièle Guillerm et sous le couvert du Laboratoire de sociologie de la connaissance de l’université Paris VIII, l’ouvrage collectif Alice é il diavolo, véritable panégyrique de cet « emittente radio nel movimento » qu’était la station bolognaise Radio Alice. Guattari rédigea l’introduction de ce petit livre probablement en avril ou mai 1977, sous le titre « Des millions et des millions d’Alice en puissance » [1] : exemple de cette « déterritorialisation révolutionnaire » qu’il appelait de ses vœux, Radio Alice devint, sous sa plume, un modèle de subversion et de subjectivité désirante qu’il tenta (en vain) d’importer en France.

Les circonstances de l’entrée en modulation de fréquence de Guattari sont bien connues. Le 12 mars 1977, la police italienne intervint sans ménagement dans les locaux de Radio Alice : elle saisit le matériel et interpella les personnes présentes. Un des principaux animateurs de cette station, Franco Berardi (dit « Bifo »), recherché par les forces de l’ordre pour des motifs incongrus, dut se résoudre à prendre la fuite. Arrivé le 30 mai à Paris, il rencontra, quelques jours plus tard et par l’entremise de Montesano, le philosophe dont il avait tant admiré les écrits (en particulier L’Anti-Œdipe). Les deux hommes sympathisèrent et devinrent amis.[2]

Le 7 juillet, Berardi fut arrêté par la police française, puis incarcéré successivement à la prison de la Santé et à Fresnes dans l’attente de son extradition. Immédiatement, Guattari organisa une campagne de solidarité : il mobilisa un réseau d’intellectuels et créa, à cette fin, le « Centre d’initiatives pour de nouveaux espaces de liberté » (CINEL). En définitive, l’alerte fut de courte durée : le 11 juillet, Berardi bénéficia d’une libération (d’abord provisoire), puis il fut bientôt reconnu comme un réfugié politique de plein droit.[3]

Entre-temps, Guattari avait pris contact avec Antoine Lefébure, le jeune directeur de la revue Interférences qui avait lancé, le 13 mai, la station qui marqua les débuts du mouvement français : Radio Verte. Les deux hommes se connaissaient depuis quelque temps : Lefébure s’était même rendu à plusieurs reprises à Dhuizon, dans le Loir-et-Cher, dans le « château » dont le psychiatre était locataire, non loin de la clinique de La Borde. Ils décidèrent de monter conjointement une émission en soutien à Berardi.

Le 12 juillet, alors même que l’animateur de Radio Alice venait d’être relâché par la justice, Lefébure et Guattari se retrouvèrent donc dans un petit salon du quotidien Le Matin de Paris pour participer à une nouvelle émission de Radio Verte, dont Jean-Marc Fombonne allait assurer la technique. Outre les deux hommes, intervinrent à l’antenne la philosophe Geneviève Clancy, l’avocat Michel Tubiana et le peintre Gérard Fromanger (tous trois membres du CINEL). Et, sous couvert d’anonymat, trois des animateurs de Radio Alice : Guerrino Matteo, Giancarlo Vitaldi (dit « Ambogio ») et, cela allait de soi, Franco Berardi.[4]

Cette complicité entre Antoine Lefébure et Félix Guattari ne dura que quelques semaines. Elle déboucha, vers la mi-septembre 1977, sur la création de l’« Association pour la libération des ondes » (ALO), dans un contexte judiciaire devenu soudain plus pressant : le 6 septembre, Brice Lalonde, qui avait participé à la première émission de Radio Verte quatre mois plus tôt et l’avait en quelque sorte « publicisée », avait été convoqué comme témoin par les inspecteurs de la 6^e section de la Direction nationale de la police judiciaire. Le lendemain, ce fut le tour d’Antoine Lefébure, puis, les jours suivants, de Félix Guattari, Jean-Marie Benoist et Pierre Viansson-Ponté, tous coupables d’avoir participé à une émission de la cheffe de file des radios libres françaises.

En guise de réplique à ces tracasseries judiciaires, Lefébure et Guattari lancèrent donc, d’un commun accord, l’ALO dont les objectifs étaient les suivants :

1. de défendre la liberté d’expression radiophonique.

2. de regrouper et coordonner les différents projets intéressés à la communication sociale – étant entendu que leur objectif est essentiellement non commercial – ;

3. de participer à la défense juridique de toutes les expériences de radios libres ainsi qu’à la défense politique de celles à vocation non commerciale et d’assurer leur coordination ;

4. d’assurer la circulation des informations juridiques, techniques et d’encourager la réflexion théorique ;

5. de regrouper à ces fins, créateurs, juristes, hommes de média, et toutes autres personnes physiques ou morales.[5]

Aux côtés de Lefébure et de quelques-uns de ses camarades de Radio Verte (Maurice Ronai, Patrick Williams, Patrick Dauvergne, Brice Lalonde), ainsi que de quelques rares acteurs du très petit monde des radios libres (Serge Bischoff de Radio Verte Fessenheim, et Christian Verwaerde de Radio Campus), la plupart des autres signataires étaient peu ou pas du tout concernés par le mouvement : compagnons de route de Félix Guattari et/ou membres du CINEL pour la plupart (Gilles Deleuze, Jean-Pierre Faye, Serge July, Michel Foucault, Gérard Fromanger…), ils ne devaient s’y impliquer, pour la plupart, qu’à la marge.

Divergences, puis scission

Le premier accroc majeur entre Lefébure et Guattari survint vers la mi-octobre 1977, en pleine « affaire Klaus Croissant ». L’avocat du terroriste allemand Andreas Baader, soupçonné de complicité avec la Fraction Armée Rouge (RAF), s’était réfugié à Paris le 11 juillet 1977, désobéissant par-là même à l’interdiction de sortie du territoire de la République fédérale d’Allemagne qui lui avait été notifiée. Défendu par M^e Jean-Jacques de Felice et vivant durant un certain temps dans la clandestinité (parfois même chez Guattari !), le juriste fut finalement arrêté par la police française le 30 septembre. Incarcéré à la prison de la Santé, il fut immédiatement placé sous écrou extraditionnel.

Comme il l’avait fait quelques semaines plus tôt pour soutenir Franco Berardi, Guattari déclencha une pétition demandant la « libération immédiate » de Croissant. Parmi la centaine de signataires, on releva les noms de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Vladimir Jankélévitch. En parallèle, une « émission-tract » – « pour briser le pouvoir des médias contre tous les pouvoirs qui enferment Klaus Croissant » – fut réalisée par les journalistes Jean-François Lacan et Pierre Rival, et le vidéaste François Pain (tous trois membres très actifs du CINEL), avec le concours et au domicile de Gérard Soulier, professeur de droit à l’université d’Amiens et « fer de lance » de Guattari pour cette opération.

Mais cette fois-ci Antoine Lefébure refusa catégoriquement de prêter l’émetteur de Radio Verte pour diffuser ce programme, au motif (somme toute légitime) qu’il ne souhaitait pas voir mêler le tout jeune mouvement des radios libres à ces histoires de terrorisme. Fort mécontent, Guattari activa alors ce qui allait devenir la « filière italienne » : à sa demande expresse, le brillant technicien de Radio Alice, Andrea Zanobetti, fabriqua un mini-émetteur qu’il achemina lui-même en France. Radio 93, une toute nouvelle station de la Seine-Saint-Denis dont nous allons reparler, prêta également le sien, lui aussi d’une puissance insigne.

L’émission de « Radio Libre Paris » (ce fut le nom que lui donnèrent ses réalisateurs) fut finalement diffusée dans l’après-midi du 24 octobre, depuis l’appartement (et plus précisément la salle de bain) de Simone de Beauvoir, au moment précis où la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris devait examiner la demande d’extradition de Klaus Croissant.

Toutes ces initiatives furent cependant vaines : le 16 novembre, la justice émit un avis favorable partiel à la demande d’extradition et, dès le lendemain matin, l’avocat fut expulsé vers la République fédérale d’Allemagne pour y purger une peine d’une trentaine de mois de prison.

L’affaire Croissant marqua le début d’une profonde divergence au sein du mouvement : d’un côté, Radio Verte et le noyau dur de l’ALO, par souci d’efficacité, amorcèrent un rapprochement avec les radios « apolitiques » ; de l’autre, les radios « mouvementistes » (ou s’affichant comme telles), stimulées et favorisées par Guattari, commencèrent à se fédérer. Quelques mois plus tard, l’universitaire Jean-François Méla, un des créateurs d’une station de la Seine-Saint-Denis (Radio Zone), qualifia cette opposition de « grand schisme entre les politiques et les réalistes », tout en le regrettant.[6]

La scission prit véritablement corps en mars 1978, au moment de la tenue d’ALFREDO 78. L’idée de ce rassemblement venait de Guattari, qui souhaitait réunir à Paris l’ensemble des « radios de mouvement ». ALFREDO était la contraction des acronymes des deux principales organisations de radios libres – française (l’ALO) et italienne (la FRED, pour Federazione delle emittenti democratiche). Organisée en pratique par le CINEL, cette rencontre se déroula les 26, 27 et 28 mars 1978 à Paris, dans les locaux de l’École spéciale d’architecture, 254 boulevard Raspail. Près de 300 personnes – Français, Italiens, Allemands, Belges et Espagnols – y participèrent et, au terme de débats particulièrement houleux, une motion finale dénonça d’une part, « certaines tendances technocratiques, modernistes, [qui s’étaient] prononcées pour une privatisation des ondes » ; et d’autre part, « l’utilisation publicitaire, modélisante et normalisante des ondes ».[7] Radio Verte était directement visée par ces deux formulations lapidaires. Les propositions jugées trop pragmatiques d’Antoine Lefébure avaient été balayées d’un revers de main méprisant.

Un tract daté du 28 mars évoquait par ailleurs la création prochaine d’une « Fédération des radios libres », dont le but serait « d’organiser un certain nombre de services » : agence internationale d’information, comité d’action juridique, commission d’information technique, bulletin de liaison et annuaire d’adresses des collectifs radio.[8] L’objectif, en réalité, était de se substituer purement et simplement à l’Association pour la libération des ondes.

La réplique de Lefébure ne tarda pas. Dès le lendemain, le bureau de l’ALO dénonça les « maladresses » (doux euphémisme !) qui, de son point de vue, « pourraient entraîner des divisions dangereuses, à un moment où les pouvoirs publics renforcent le dispositif législatif pour limiter toute possibilité d’ouverture et, qui sait, pour arrêter l’essor des radios libres ».[9]

Il était cependant déjà trop tard pour raccommoder les deux courants divergents : le compte à rebours de la scission était lancé et rien désormais ne pouvait l’arrêter. ALFREDO 78 accoucha de deux structures visant, ni plus ni moins, à « siphonner » le contenu et la raison d’être de l’ALO : d’abord, une « Coordination parisienne des radios libres », contrôlée en pratique par Radio Libre Paris et un allié de choix, Radio 93 ; ensuite, un « Collectif de soutien aux radios libres », celui-là directement sous l’emprise de Guattari et du CINEL.

Comme aboutissement de ces manœuvres, vingt-deux collectifs se réunirent les 3 et 4 juin 1978 à Lyon pour fonder de manière officielle la « Fédération nationale des radios libres non commerciales » (FNRL). Fait significatif : près de la moitié des stations représentées étaient issues de la Coordination parisienne.

Radio 93, « vaisseau amiral » de la Coordination parisienne des radios libres

On l’aura compris, toutes ces manœuvres étaient très politiques et ne laissaient guère de place aux initiatives à proprement parler radiophoniques. Les « émissions-tracts », telles que les concevaient Guattari et ses affidés, étaient en général brèves et purement circonstancielles ; elles étaient diffusées de manière plus ou moins clandestines, depuis des lieux qui n’avaient pas vocation à devenir pérennes. Le mythe de la Résistance française, encore très prégnant à l’époque, sous-tendait probablement ces choix.

Dans ce contexte de « rareté » des émissions, Radio 93 fut un allié de choix. Créée en juillet 1977 par un jeune chargé de cours en sciences économiques de l’université Paris XIII, Jean Ducarroir[10], cette station ne prit véritablement son essor qu’à partir de mars 1978, après s’être installée, au vu et au su de tous, à l’étage d’une petite librairie de Saint-Denis portant un curieux nom : « Les Dégling’s ».

D’abord hebdomadaires, les émissions prirent un rythme quotidien à partir du lundi 24 avril. Faisant feu de tout bois, traitant sans tabous de questions sociales et/ou sociétales, Radio 93 s’imposa très vite comme l’archétype de ces « radios libres populaires »[11] que certains appelaient de leurs vœux : elle avait pignon sur rue, émettait à des horaires réguliers (19 h-22 h et parfois au-delà) depuis un lieu ouvert au public, et n’hésitait pas annoncer son numéro de téléphone pour ensuite diffuser les propos de ses auditeurs à l’antenne. En conséquence de quoi, les pouvoirs publics la surveillaient de très près : le brouillage s’intensifiait jour après jour, forçant les animateurs à changer régulièrement de fréquence pour tenter de se faire entendre.

Et puis, ce qui devait arriver arriva : le vendredi 28 avril, vers 20h25, les forces de l’ordre intervinrent en force. La librairie fut investie et l’intégralité du matériel de la station fut saisie : à savoir l’émetteur, l’antenne, la table de mixage, un magnétophone, une platine, un amplificateur, un micro, un casque et de nombreuses cassettes, le tout pour une valeur estimée (peut-être un peu largement) à 15 000 francs. Les fonctionnaires apposèrent des scellés sur la porte du local, et les neuf animateurs et invités, présents ce soir-là dans le studio, furent embarqués pour être brièvement interrogés au commissariat de Saint-Denis.

La nouvelle de la descente de police se répandit comme une traînée de poudre dans le petit monde des réfractaires au monopole. Dès le lendemain, le Collectif de soutien aux radios libres, créé quelques semaines plus tôt, lança une pétition nationale qui fut reproduite dans plusieurs quotidiens nationaux. Ce fut en pratique sa première initiative significative :

« Le gouvernement entretient comme à plaisir la confusion la plus complète sur la question des radios libres. En coulisses, il laisse filtrer qu’un compromis pourrait rendre possible l’existence de  radios locales contrôlées par les notables ainsi que celle de radios commerciales, tandis qu’il envoie sa police à Saint-Denis fermer une radio libre populaire : Radio 93 (interpellation et saisie du matériel).

Le Collectif de soutien aux radios libres, qui s’est constitué à l’appel d’un certain nombre d’avocats, d’intellectuels et d’animateurs de radios libres, n’a nullement l’intention d’entrer dans le jeu subtil des négociations sur l’aménagement du monopole.

Il entend défendre, sans aucune ambiguïté, le droit à la libre expression sur les ondes et rejette donc toute forme de censure et de contrôle institutionnel a priori.

Constatant le caractère illégal du brouillage qu’effectue systématiquement TéléDiffusion de France, à l’instigation du ministère de l’Intérieur, […] constatant l’intérêt de plus en plus grand qui se manifeste dans l’opinion des radios libres,

Le Collectif de soutien est déterminé à ne pas se contenter d’une protestation de pure forme : il s’engagera lui-même aux côtés des individus et groupes victimes de la répression actuelle.

C’est ainsi que, par solidarité avec l’équipe de Radio 93, il émettra à Saint-Denis dans les locaux mêmes qui ont été occupés par la police, et ce, le mardi 2 mai, à vingt heures trente.

Il demande aux personnes qui, à cette occasion, voudraient soutenir son action, de l’appeler en direct au : 820 24 16.

Le Collectif de soutien aux radios libres, 9 rue de Condé 75006 Paris. »[12]

Un tract, tiré à plusieurs milliers d’exemplaires, fut largement distribué le lundi 1^er mai, à l’occasion du défilé traditionnel de la journée internationale des travailleurs. Parmi les premiers signataires de la pétition du Collectif de soutien – qui assuraient tous « avoir diffusé ou participé à une émission sur une radio libre et […], de plus, avoir l’intention de recommencer » –, on trouvait les noms de Félix Guattari, François Châtelet (historien), Gilles Deleuze (philosophe), Delfeil de Ton (journaliste), Gérard Depardieu (comédien), Jean-Jacques de Felice (avocat), Michel Foucault (philosophe), Georges Kiejman (avocat), François Chéron (avocat), Guy Hocquenghem (journaliste), Jean-François Lacan (journaliste), Pascal Navarro (animateur de Radio Fil Rose, première radio à vocation homosexuelle), Pierre Novat (avocat), Gérard Soulié (universitaire), François Pain (vidéaste) et Jean Ducarroir, « enseignant Paris VII [sic, en fait Paris XIII] ».

Une émission animée par Félix Guattari

Le mardi 2 mai, vers 20 h, le Collectif de soutien investit « Les Dégling’s », comme il l’avait annoncé par voie de presse. Un émetteur de remplacement, de faible portée et prêté au dernier moment par la station féministe Les Radioteuses (celui de Radio Libre Paris, d’abord envisagé, venait d’être saisi l’après-midi même par la police !), une petite table de mixage et un micro furent promptement installés. Jean Ducarroir se chargea de hisser l’antenne ground plane sur le toit de l’immeuble : le photographe Didier Maillac fit, à cette occasion, quelques clichés du jeune homme. L’une de ces photos devint par la suite une image emblématique du mouvement, montrant en particulier la prise de risque physique que ces émissions illégales impliquaient.

L’émission bénéficia d’une publicité inattendue sur la chaîne de télévision publique Antenne 2. Ce soir-là, André Glucksmann était en effet un des invités de la célèbre émission Les Dossiers de l’écran, consacrée au 10^e anniversaire de Mai 68 (titre de l’émission : « La crise de 68 : révolte ou révolution ? »). Vers 20h35, le présentateur Joseph Pasteur introduisit l’essayiste :

« Joseph Pasteur : Monsieur André Glucksmann, qui est écrivain, est, entre autres ouvrages, l’auteur de La Cuisinière et le Mangeur d’hommes. Il a écrit aussi un ouvrage important sur Mai 68 et, à cette…

André Glucksmann : Je peux ajouter quelque chose ?

J. P. : Oui monsieur.

A. G. : Oui. Je suis aussi signataire d’une pétition contre l’intervention de la police dans une librairie vendredi soir à Saint-Denis. Il s’agissait d’interdire une radio libre et cette radio doit être en train d’émettre sur 105 MHz, c’est-à-dire sur la modulation de fréquence de 105. Vous pouvez l’avoir… euh… dans la région nord de Paris : Villetaneuse, Saint-Denis, 18^e et 20^e…

J. P. : Donc, ça ne peut pas intéresser l’ensemble des téléspectateurs.

A. G. : Ça peut intéresser en fonction de Mai 68… »

En réalité, contrairement à ce qu’avait annoncé Glucksmann, l’émission de Radio 93 ne débuta que vers 21h40, le temps de régler plusieurs problèmes techniques. Jean Ducarroir, qui fut le premier à prendre la parole, s’en excusa d’emblée auprès des auditeurs :

« C’est Radio 93 qui n’a pas pu envoyer son petit indicatif. Là, ce sera la première fois, mais on a des problèmes ce soir. […] Il est dix heures moins vingt, donc ça fait qu’on a une heure de retard sur l’horaire […]. On veut donner d’abord des informations […] sur les radios libres […]. Radio 93, donc : vendredi soir, les flics sont débarqués au local et ils ont embarqué neuf personnes et tout le matériel. Et cet après-midi, on a appris que Radio Libre [Paris], en particulier Radio Rocket parce que Radio Libre avait prêté son émetteur à Radio Rocket, s’est fait embarquer, donc à 2 h. […] Ils ont été relâchés. Eh bien ! on les attend ici. »[13]

Nous disposons par bonheur d’une précieuse vidéo tournée à l’occasion de cette première émission officielle du Collectif de soutien aux radios libres.[14] De longs extraits de cette dernière composent en effet la dernière partie d’un documentaire tourné entre le 6 mars (date de la première diffusion officielle de Radio 93 depuis la librairie « Les Dégling’s ») et le 23 mai 1978 (jour du procès de Radio 93 qui se tint au tribunal de Bobigny et déboucha, quelques jours plus tard, sur les condamnations de Jean Ducarroir et des deux propriétaires de la librairie). Diffusé dans une salle vidéo spécialisée (Vidéostone) à partir du 7 juin 1978, L’Antenne est à l’accusé : Radio 93 fut réalisé par un mystérieux groupe gravitant autour de la station : le « Collectif 3^e Œil ». Pierre Haté, un jeune ingénieur malheureusement trop vite disparu, semble en avoir supervisé la réalisation.

Ce soir-là, comme on peut le constater dans le documentaire, la petite pièce située au premier étage de la librairie (là où se tenaient habituellement les émissions de Radio 93), avait été envahie par une foule de sympathisants. La cohue était donc indescriptible. Il faut imaginer quelques dizaines d’individus agglutinées dans quelques mètres carrés (et probablement autant au rez-de-chaussée et sur le trottoir voisin : les coupures de presse du lendemain évoquèrent la présence de 100 à 150 personnes au total).

Après le lancement quelque peu confus de Jean Ducarroir (ce dernier, interrompu par un coup de téléphone, s’attarda à y répondre), le micro fut transmis à Félix Guattari qui prit, dès lors, les choses en main. À ses côtés se trouvait son ami Jean-Pierre Faye : les deux hommes, ainsi qu’un troisième non identifié, étaient les seules personnes assises dans la pièce ; autour d’eux, une foule compacte tentait, tant bien que mal, de suivre les débats, la plupart debout, les autres péniblement accroupis. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’agencement du « studio » et son occupation anarchique ne favorisaient guère la sérénité des échanges.

Le début de l’intervention de Guattari n’a malheureusement pas été enregistré. À cela, une explication probablement très simple : l’opératrice de prise de vue, une prénommée Rachel si on en croit le générique de L’Antenne est à l’accusé, dut probablement rencontrer les pires difficultés pour se frayer un chemin à travers le bloc compact des personnes présentes dans la pièce. En conséquence, la caméra n’enregistra que la fin de l’intervention du philosophe :

« Félix Guattari : […] il [l’État] saisit leur matériel, il les arrête et il entame une procédure contre eux. Moi, je passe la parole à Jean-Pierre Faye […]. Alors, est-ce que tu peux nous dire ce que tu penses de tout ça ?

Jean-Pierre Faye : Eh bien ! je pense que c’est la suite de ce qui s’est passé le 20 mars[15], c’est-à-dire le lendemain des élections. Le pouvoir a aussitôt sorti son décret d’application […]. […] Cette brèche, cette ouverture que peut-être la radio libre, eh bien ! on est en train d’en fermer la fenêtre. »

Enchaînant sans transition, Guattari tendit le micro à l’avocat Michel Tubiana, futur défenseur de Radio 93. L’homme, assez massif, se tenait debout face à lui :

« Félix Guattari : Maître Tubiana, peut-être ?

Michel Tubiana (lisant un papier) : Bonjour, je m’appelle Michel Tubiana. Je participe au Comité de soutien pour les radios libres, parce que je pense que les atteintes de ce style à la liberté d’expression sont parfaitement intolérables. Notre pays connaît de plus en plus de ces libertés qui sont minorées, bafouées, qui sont ignorées. De plus en plus on installe les gens dans l’habitude d’une répression plus ou moins avouée, plus ou moins sournoise, à coup de criminalisation – peut-être serons-nous arrêtés ? peut-être y aura-t-il des poursuites ? –. Eh bien ! nous entendons simplement dire notre volonté de faire respecter une liberté d’expression, une liberté d’expression en l’espèce qui est pourtant minime face aux puissances des radios privées, tel que l’a déjà rappelé Félix Guattari. Voilà : je pense qu’il est important de continuer le combat là-dessus et d’arriver enfin à créer quelques zones de liberté. »

Après un long intermède au cours duquel Patrick Farbiaz, co-animateur de Radio 93 avec Jean Ducarroir, rappela l’histoire mouvementée de la station, Guattari reprit son tour d’horizon, interpellant, cette fois, le journaliste Delfeil de Ton, un autre des signataires de l’appel du 29 avril. Le chroniqueur de Libération et du Nouvel Observateur se trouvait bizarrement acculé contre un des murs de la petite pièce bondée :

« Félix Guattari : Delfeil ?

Delfeil de Ton : Moi, je m’appelle Delfeil de Ton. Je suis journaliste et je suis là, comme l’ont dit les autres, pour la liberté d’expression. La radio, les moyens techniques de la radio permettent maintenant d’émettre localement. Il reste beaucoup de place sur les ondes de la modulation de fréquence qui ne sont pas utilisées. La loi qui réglemente l’usage de la radio est complètement dépassée, et par la technique et par l’évolution des idées qui fait que beaucoup de gens, maintenant, veulent s’exprimer à la radio. Si on veut les faire taire, la liberté d’expression est bafouée […]. Je fais partie du Comité de soutien. »

Survint alors un incident assez significatif : alors qu’une personne dans l’assistance tentait d’intervenir et de lancer une discussion, Guattari l’interrompit sèchement, rappelant la raison d’être de cette émission :

« Félix Guattari : Laissons, si vous le voulez bien… que les gens du Comité de soutien déclinent leur identité, parce qu’ils entendent mener une action contre le brouillage et donc, ils entendent se déclarer publiquement, très nettement, avec leur identité, pour faire face à leurs responsabilités dans cette émission. Ensuite, on va élargir le débat […]. »

Et le psychanalyste, ne déviant pas de son programme préétabli, interpella successivement Gérard Soulier, Pierre Novat, François Chéron et Pascal Navarro, tous signataires de la pétition et présents dans la pièce. À chacun d’entre eux, il tendit le micro, le temps d’une courte déclaration de leur part.

Puis, ayant fait le tour des pétitionnaires présents dans cet espace confiné, le psychanalyste excusa les absents :

« […] Alors, il y a énormément de monde ici, parce que tout le monde était inquiet à l’idée que la police vienne, et il n’est pas exclu, d’ailleurs, qu’elle ne vienne pas. Alors aujourd’hui, il y a beaucoup de monde qui ne vont pas pouvoir prendre la parole, beaucoup de monde du Comité de soutien. Je lis simplement cette liste, puisque tous sont solidaires. Le Comité de soutien… le Collectif de solidarité avec les radios libres est composé, pour l’instant – et ce n’est pas limitatif – de François Châtelet, philosophe ; de Monsieur Chéron, avocat ; de Martine Coisne, avocate ; de Gilles Deleuze, philosophe ; de M. Delfeil de Ton, journaliste ; de M. Gérard Depardieu, comédien ; de M. Jean Ducarroir, enseignant ; de M. Jean-Pierre Faye, écrivain ; Jean-Jacques de Felice, avocat ; Michel Foucault, professeur au Collège de France ; Gérard Fromanger, peintre – il est ici, je pense qu’il va arriver au micro – ; Félix Guattari, psychanalyste – moi-même – ; Guy Hocquenghem, écrivain – Guy, il est là ? bon il va venir aussi – ; Jean-François Lacan – qui s’est fait d’ailleurs tout à l’heure… qui vient d’être libéré, on va lui donner la parole tout de suite – ; Pierre Novat ; François Pain, cinéaste ; Gérard Soulier, professeur de droit ; Michel Tubiana, avocat. »

La fin de l’émission consista en une succession assez décousue d’interventions : soutiens divers à Radio 93 ; rumeur relative à une hypothétique intervention de la police qui n’advint pas, prise de parole d’Antoine Lefébure (présent ce soir-là à Saint-Denis) et d’Yvonne Huriez (copropriétaire de la librairie « Les Dégling’s ») ; communiqué de l’Amicale des colocataires de la cité Gaston-Dourdin à Saint-Denis, à propos d’une augmentation abusive des charges ; appel à la solidarité avec une jeune femme incarcérée ; informations sur des émissions en cours à Villetaneuse (Radio Zone), Noisy-le-Sec (Radio 95) et Clermont-Ferrand (Radio Babylone) ; etc.

Pour finir, répondant au vœu d’une des animatrices des Radioteuses qui souhaitaient évacuer leur émetteur dans les meilleures conditions de sécurité, Guattari mit un terme à la diffusion : l’émission avait duré un peu plus d’une heure.

« Félix Guatari : L’objectif aujourd’hui, [c’était] d’affirmer : là, à la différence des autres fois, nous ne sommes pas une radio pirate, nous ne voulons pas faire des radios pirates, nous voulons faire des radios libres, nous affirmons notre identité, nous sommes prêts à aller en justice pour en débattre, nous sommes prêts à aller au Parlement, à aller devant les organisations syndicales, politiques et autres, pour affirmer ce droit d’expression, parce qu’après tout, rien ne remplace […] ce type d’expression, car jamais dans un poste périphérique, dans une télévision, on ne trouve la possibilité d’une expression directe. »[16]

Néanmoins, malgré le succès apparent de l’émission, une certaine déception ne tarda pas à prévaloir : en cause, un méchant article de JP Géné (pseudonyme de Jean-Paul Généraux) paru le 4 mai dans Libération. Pilier du quotidien qu’il avait rejoint dès sa création en 1974, Géné était un proche de l’équipe de Radio Zone (une scission de Radio 93) dont il partageait parfois les frasques radiophoniques et un certain goût pour les fumées clandestines. Son compte rendu de la soirée du 2 mai s’avéra particulièrement caustique :

« […] Pourtant, irrésistiblement en ce deuxième jour de mai 78, l’impression qu’on venait d’assister à la 10 345^e représentation de la grande pièce bolchevik Répression-solidarité, s’imposait […]. Dans la mise en scène traditionnelle avec intellectuels paravents, militants sous pression guettant le car de police, fébrilité technique, pétition en train et littérature politique sur les rayons. Entendons-nous bien. Qu’on ne vienne pas nous accuser de faire ici la fine bouche, mais que l’on nous reconnaisse le droit de s’être senti prisonnier, face à un acte arbitraire de l’État, d’un schéma de manifestation, de réaction, dont on a trop parcouru les allées et surtout les impasses. […] »

Très en verve, Géné poursuivait son réquisitoire :

« Il est quand même fabuleux de constater que les mouvements de radios, dont le principal intérêt est de chercher de nouvelles formes de communications, d’imaginer un nouveau langage, ne trouvent rien d’autre, lorsqu’une des radios se trouve en première ligne, que le coup de La Cause du peuple avec Sartre, doublé, pourquoi pas, d’une Mutu[alité] à moitié pleine. 10 000 tracts avaient été distribués dans la manif du Premier mai, des articles dans les journaux avaient annoncé l’émission, Glucksmann […] avait même glissé un mot à 20h30 avant le film des Dossiers de l’écran et… 150 personnes, toujours les mêmes, étaient à Saint-Denis. Et pourtant, ça avait un air de succès. Bizarre tout de même… La situation a pu peut-être apparaître caricaturale mardi soir, car elle tenait en partie à la nature même de Radio 93, qui ne cache pas ses objectifs militants et poursuit un certain travail d’agitation sociale dans la banlieue nord. […] Mais enfin, camarades, à côté des trois glorieuses “Provocation, répression, solidarité”, qui sentent un peu le grenier, on ne pourrait pas faire un peu l’effort de regarder du côté de l’orpheline : l’imagination… »[17]

Au-delà de l’impression de « règlement de compte » que pouvait ressentir un lecteur averti en lisant ce brûlot, on ne pouvait qu’apprécier la clairvoyance du commentateur et son sens de l’à-propos.

Le 5 mai, c’était au tour d’Antoine Lefébure d’enfoncer le clou et de dénoncer, sous le couvert d’un communiqué de l’ALO, l’attitude « immature » de Radio 93 et du Collectif de soutien :

« Le mouvement des radios libres offre de nouvelles perspectives de communication et suscite un intérêt général ; pour la plupart non sectaires, ses animateurs ont l’occasion unique de sortir des fonctionnements militants traditionnels pour développer des formes originales d’existence. C’est évidemment plus difficile que de repartir sur des schémas revendicatifs habituels. […] Il n’est donc guère utile d’utiliser l’ensemble répétitif des slogans en vogue depuis dix ans, des interpellations au nom d’une liberté d’expression dont le contenu n’est jamais discuté, exemples mêmes d’un circuit fermé dont il faut sortir au plus vite. »[18]

On le voit, le conflit entre Guattari et ses alliés, d’une part, et le noyau dur de l’ALO, d’autre part, continuait à s’envenimer. Loin d’avoir ressoudé les rangs des activistes, la saisie de Radio 93 et son exploitation militante avaient avivé les clivages déjà largement constatés au moment d’ALFREDO 78.

Il faut reconnaître que, comme le soulignait JP Géné, cette première émission du Collectif de soutien des radios libres ne brillait guère par son originalité. Plus grave encore, elle semblait à mille lieues de l’esprit résolument « mao-dadaïste » (la formule est de Franco Berardi) de Radio Alice, pourtant revendiquée comme modèle.

Le collectif a/traverso n’avait-il pas écrit dans son manifeste :

« Radio Alice n’est pas la radio d’un groupe, parce que les groupes représentent une réalité ordonnée, constitutionnellement destinée à l’institutionnalisation ; car pour eux le mouvement est toujours exprimé (linguistiquement, organisationnellement) à travers le produit du passé d’un mouvement. »[19]

Or justement, la démarche de Guattari et de ses camarades s’inscrivait dans une tradition bien française, celle d’une extrême-gauche quelque peu essoufflée (Géné caractérisait cette tradition par la triade « Provocation, Répression, Solidarité »). Pétition, « intellectuels paravents », « militants sous pression », rien de manquait à ce rendez-vous radiophonique. Tout cela dans un style plus proche de celui d’une assemblée générale que de l’exploration radiophonique de « nouveaux espaces de liberté ». Avec également – la vidéo en témoigne de manière indubitable – une propension évidente, chez Guattari, à pratiquer le « name dropping » et à privilégier comme intervenants des individus clairement identifiés, et cela au détriment des anonymes.

Conclusion

En fait, la question est de savoir si Guattari croyait réellement en la radio locale comme un outil d’émancipation, ou si ce touche-à-tout hyperactif ne s’était pas contenté d’enfourcher un cheval de bataille parmi les nombreux qui se présentaient à lui. Son rapport au modèle Radio Alice n’était-il pas en grande partie fantasmé, à tout le moins idéalisé ? Qu’y avait-il au-delà des déclarations d’intention ?

Assez curieusement, le psychanalyste ne s’impliqua pas directement dans les prémices de Radio Paris 80, lorsqu’en décembre 1979 ce nouveau projet radiophonique vit le jour. L’initiative en revint à son ami le linguiste Pierre Halbwachs, professeur à l’université Paris VII. Ce fut en effet cet ancien résistant qui convoqua quelques jeunes trublions (Jean di Sciullo, Patrick Farbiaz, Dominique Butin, Marc Dou, Marc Savineau, sans oublier Bruno, le propre fils de Guattari) afin de les encourager à monter un projet. Ceux-ci, avec quelques autres arrivés plus tard (Jean Ducarroir, Sylvain Ricci), lancèrent cette nouvelle station le 7 mars 1980, depuis une ancienne petite usine parisienne de la rue du Chevaleret. Félix Guattari soutint certes l’expérience jusqu’à sa saisie et au nouveau procès qui s’ensuivit, mais son implication physique se borna à quelques apparitions ponctuelles, à l’occasion d’assemblées générales houleuses et de rares interventions radiophoniques.

En revanche, nous savons que le philosophe fut plus directement à l’origine du lancement de Radio Tomate à la fin mai 1981 (donc après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République). Vers la fin de l’année 1980, il avait en effet invité quelques amis du CINEL à la Chope d’Alsace, un restaurant bien connu du carrefour de l’Odéon. Au cours du repas, il suggéra la création d’une nouvelle station et Gisèle Donnard, une des principales animatrices du CINEL, lui donna d’emblée le nom de Radio Tomate. Les émissions débutèrent quelques mois plus tard, d’abord dans la cuisine du psychanalyste, puis depuis un squat de la rue Lacépède, dans le 5^e arrondissement de Paris. Son fils Bruno Guattari précise néanmoins : « si Félix Guattari a été extrêmement présent sur le terrain, notamment […] en participant chaque semaine aux émissions de Radio Tomate, il serait faux de dire qu’il ait été à la direction d’une radio ».[20]

Le philosophe soutint la station pendant quelque temps, allant même jusqu’à débattre à l’antenne avec Jack Lang, le nouveau ministre de la Communication ; puis il s’en détacha peu à peu, lassé par les querelles intestines et la dérive d’un mouvement qui, de son point de vue, ne répondait plus aux aspirations originelles. « Aujourd’hui », déclarait-il en août 1981, les fanatiques de la radio pour la radio, les mythomanes de la nouvelle communication occupent le devant de la scène. Une nouvelle maladie bénigne mais tenace, le narcissisme radiomaniaque, s’est répandue comme une épidémie. »[21]

Il ajoutait cette sentence capitale, qui condamnait a priori toute entreprise radiophonique ayant vocation à « durer » : « […] si, par le moyen d’astuces professionnelles, [la radio] parvient quand même à ne pas être trop ennuyeuse, c’est que, probablement, elle travaille dans le sens du conformisme général ».

Il n’avait certainement pas tort, mais tout son rapport – ô combien paradoxal ! – au média radiophonique (même libre) se révélait, sans la moindre ambiguïté, dans cette condamnation sans appel.

Thierry Lefebvre

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[1] Collectif a/traverso, Radio Alice radio libre, Paris, Jean-Pierre Delarge, Laboratoire de sociologie de la connaissance, 1977 (traduction : GianMarco Montesano et Danièle Guillerm). La préface de Félix Guattari occupe les pages 5 à 12.

[2] Franco BERARDI BIFO, Felix. Narrazione dell’incontro con il pensiero di Guattari, cartografia visionaria del tempo che viene, Roma, Luca Sossella, 2001.

[3] François DOSSE, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2009.

[4] Thierry LEFEBVRE, La Bataille des radios libres, 1977-1978, Paris, Nouveau Monde, Ina, 2008. En particulier p. 110-121.

[5] Association pour la libération des ondes, Statuts. 10 f. dactylographiées, non daté. Archives Antoine Lefébure.

[6] Jean-François MÉLA, « Radios libres ou radios sauvages. Pour une ouverture de l’imagination », Libération, 23 mai 1978.

[7] « Texte d’orientation des radios libres », Sonovision, avril 1978, p. 47.

[8] « Vers une fédération des radios libres », tract ronéotypé, 28 mars 1978. Archives Antoine Lefébure.

[9] « L’ALO prend ses distances après la réunion internationale des radios libres », Libération, 1^er-2 avril 1978.

[10] Thierry LEFEBVRE, L’Aventurier des radios libres. Une parenthèse dans la vie de Jean Ducarroir (1950-2003), Paris, Éditions Glyphe, mars 2021).

[11] Collectif radios libres populaires, Les Radios libres, Paris, Maspero, 1978.

[12] « Pétition de soutien à Radio 93 », Libération, 4 mai 1978. Pour rappel, le 9 rue de Condé était l’adresse personnelle de Félix Guattari et, de surcroît, celle du CINEL.

[13] Notre retranscription d’après le documentaire L’Antenne est à l’accusé : Radio 93.

[14] Cette dénomination fluctue durant l’émission : Guattari, lui-même, emploie à plusieurs reprises la formule « Comité de soutien » voire celle de « Collectif de solidarité ».

[15] Le décret n° 78-379 du 20 mars 1978 précisait que les éventuelles dérogations au monopole d’État de la radiodiffusion ne pouvaient être accordées qu’à des programmes s’adressant à « un public déterminé, limité et identifiable », ce qui ne pouvait être évidemment le cas des radios libres.

[16] Ibid.

[17] JP GÉNÉ, « Aux “Dégling’s” : imagination, imagination… », Libération, 4 mai 1978.

[18] ALO, « Tribune libre : panique sur les émetteurs indépendants », Libération, 5 mai 1978.

[19] Collectif a/traverso, Radio Alice radio libre, op. cit., p. 101.

[20] Bruno Guattari, cité dans Bernard PRINCE, Emmanuel VIDECOCQ, « Félix Guattari et les agencements post-média. L’expérience de Radio Tomate et du minitel Alter », Multitudes, n° 21, été 2005, p. 23-30.

[21] Christian HELLION, « Félix Guattari : ce qui m’intéresse, ce sont les radios de mouvement », Libération, 27 août 1981.

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