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En direct de TDF

Les revendications d'une grève de la faim

[En 1986, la situation ne s’est pas encore clarifiée sur la bande FM parisienne. Les puissances d’émission des stations sont très inégales ; et certaines en profitent pour asseoir leur réputation en offrant un « confort d’écoute » bien supérieur à celui de leurs rivales. Il en résulte de nombreux mécontentements et quelques actions d’éclat, comme celle que nous allons relater.]

Une fois n’est pas coutume, je mobiliserai pour cet article des souvenirs personnels. En 1986, tout à la fois étudiant et jeune actif, j’exerçais comme animateur bénévole sur Radio Ici et Maintenant. J’y passais une partie de mes heures de loisirs. C’est la raison de mon implication dans les événements qui vont être narrés ci-après.

Néanmoins, les souvenirs ne seraient rien dans le secours de l’archive, qui les corrobore ou les infirme. Instrument très fragile, la mémoire subit en effet en permanence ce qu’on pourrait appeler des « pertes en ligne ». Comme le rappelle Bruno Dubois, professeur de neurologie à l’hôpital La Pitié-Salpêtrière, le souvenir est une « complète reconstruction de la réalité ».

À cela, deux raisons principales. Tout d’abord, la réalité perçue est forcément codée (et donc transformée) pour que les informations circulent dans le réseau de nos neurones. Par ailleurs, comme l’indique le neurologue, « notre système sensoriel ne fonctionne pas comme un appareil photo, qui donne la même importance à chaque élément pris dans le champ de l’objectif ; nous allons nous souvenir de ce à quoi nous avons prêté attention. Les neurones vont donc reconstruire une réalité déjà reconstruite. Après quoi l’évocation d’un souvenir met en route un processus de consolidation. Plus il est revisité, verbalisé, plus le souvenir se voit consolidé, mais avec ses déformations ».[1]

Il se trouve que j’ai eu le bonheur de retrouver en 2015, à la faveur d’un rangement, une précieuse minicassette TDK (Normal Bias 120 us EQ) d’une durée de 90 minutes. On ne dira jamais assez tout le bien qu’il faut penser de cet extraordinaire « consommable » que fut la Compact Cassette (ou « cassette compacte », ou encore « minicassette »), lancée en 1962 par Philips et introduite en Europe à la fin août 1963 à la faveur du Berlin Radio Show. Ce médium aujourd’hui périmé et même méprisé (il suffit de parcourir une brocante pour s’en apercevoir), a assuré la pérennité de nombreux artefacts sonores qui seraient sans doute retournés au néant sans son intercession. (Je demande d’ailleurs à voir ce qu’il restera, dans une trentaine d’années, des innombrables fichiers numériques que nous accumulons avec frénésie, jour après jour, qu’il s’agisse de textes, d’images ou de sons.)

Cette minicassette, en bon état de conservation, fut enclenchée le 17 juillet 1986, à 11h09, sans doute par Gérard Lemaire qui était alors aux manettes de Radio Ici et Maintenant. Exempte de tout montage, elle témoigne, de la façon la plus objective, de 90 minutes de la vie d’une radio locale privée au cœur d’une année 1986 particulièrement agitée.

Comme nous allons le constater, cet enregistrement a encore beaucoup de choses à nous raconter…

Le contexte

Le 17 février 1986, Radio Ici et Maintenant s’installe 25 rue du Renard dans le IVe arrondissement de Paris, à quelques mètres du centre Georges-Pompidou avec lequel la radio vient de signer une convention.

Pour accéder au vaste studio situé en sous-sol, il faut entrer par l’autre côté du bâtiment, à l’angle de la rue Saint-Merri et de la rue Brisemiche, face à la fontaine Stravinsky. Située à proximité immédiate du centre national d’Art et de Culture, et de l’Ircam, la station ne peut guère être mieux lotie.

Ce même 17 février, Michèle Cotta, présidente de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle, adresse à Bernard Jouvin[2], président de la Commission consultative des radios locales privées, un courrier sollicitant l’avis de son groupe de travail sur « les demandes d’autorisation de service local de radiodiffusion par voie hertzienne reçues à ce jour […] ».[3] En effet, les précédentes autorisations remontent à 1983 et elles arrivent à échéance le 29 mai 1986 pour Paris, et le 23 août pour la région parisienne. Il convient donc de les renouveler ou d’y mettre un terme.

Pour Radio Ici et Maintenant, le rapprochement avec le centre Georges-Pompidou est arrivé à point nommé. La fin de l’année 1985 a été particulièrement difficile, marquée par une rupture douloureuse avec trois des codétenteurs de la précédente autorisation : Rémi Bouton et Raphaël Dubois (Radio Gulliver) et Philip de la Croix (Pluriel FM). Ne reposant désormais que sur une seule de ses trois « jambes », la station est donc loin d’être assurée d’un renouvellement automatique…

Le 7 avril, comme l’y en autorise depuis 1984 la loi, la radio devient une SARL de presse, cogérée par Didier de Plaige, Jean-Louis Rosenberg et Gérard Lemaire, – ces deux derniers étant présentés abusivement comme les « fondateurs » d’Ici et Maintenant… De la SARL, certes ; mais certainement pas de la station, créée en juin 1980 par Didier de Plaige et Guy Skornik[4].

Le 17 avril, la Commission consultative des radios locales privées, chargée de conseiller la Haute Autorité sur ces questions, se réunit en séance plénière : le cas d’Ici et Maintenant est examiné parmi d’autres. Malgré deux avis défavorables, son autorisation est proposée pour être renouvelée, comme l’atteste le compte rendu : « Il y a scission du regroupement. “Ici et maintenant” reste sur la fréquence autorisée (changement de statut en SARL et accord pour émettre dans le centre Beaubourg), alors que “Pluriel FM + Gulliver” ont fondé l’association FURIE [et émettent sur 105 MHz], ayant de leur plein gré quitté le regroupement initial, seront examinées en tant que nouvelles demandes. »[5]

L’avis favorable est confirmé la semaine suivante, puis transmis, ainsi que tous les autres, à la Haute Autorité de la communication audiovisuelle. On notera qu’au terme de cet examen en urgence des dossiers, des stations aussi importantes que NRJ, Skyrock (ex-La Voix du Lézard), Le Poste Parisien, Chic FM, Hit FM, etc., se voient « gratifiées » d’un avis défavorable. Elles auraient dû, si la Haute Autorité avait fait siennes ces suggestions, cesser définitivement leurs émissions !

Entre-temps, la situation politique a changé du tout au tout. La droite remporte les élections législatives et, le 16 mars, Jacques Chirac devient le nouveau Premier ministre de François Mitterrand. C’est le début de la première cohabitation. François Léotard hérite du portefeuille de ministre de la Culture et de la Communication ; et son secrétaire d’État Philippe de Villiers, fort de la réussite d’Alouette FM (aux Herbiers, en Vendée), prend en charge les questions relatives aux médias.

Dès le 3 avril, il est décidé de mettre fin à moyen terme aux activités de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle, mais son remplacement par la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL) va prendre plusieurs mois. En attendant, l’autorité de régulation, désavouée, est minée par des querelles intestines. Il en résulte de nombreux dysfonctionnements.

Le 28 mai, comme le rappelle Agnès Chauveau, la HACA décide « de ne pas renouveler les autorisations des radios locales privées de Paris. Le plan de fréquence rendu par TDF semble une fois de plus, aux yeux des Sages, manquer de transparence malgré les nouvelles solutions proposées par le nouveau président de TDF, Claude Contamine. De plus, les Sages ne savent que faire des dossiers des radios, comme NRJ, qui n’ont jamais respecté leur cahier des charges. Aussi préfèrent-ils ne pas statuer sur les radios parisiennes  d’autant que leurs décisions risquent d’être annulées par la future commission devant leur succéder, comme le laissait entendre une des dispositions de la loi stipulant que toute décision de la Haute Autorité postérieure au 1er mai 1986 serait susceptible d’être remise en cause ».[6]

Vide juridique

Débute alors une longue période de vide juridique, qui n’est pas sans rappeler la période agitée des années 1981 à 1983. Aucune des stations parisiennes n’étant légalement autorisée, le « chacun pour soi » est de mise. Annick Cojean évoque à ce propos, le 21 juin 1986, une situation de « Far West ».

Un bel exemple est fourni par Skyrock, la nouvelle station de Pierre Bellanger : comme le signale La Lettre Ici et Maintenant du 9 juin 1986, ce poids lourd décide « d’amplifier sa puissance d’émission de manière outrancière… en doublant, ni plus ni moins, son occupation de la bande FM (96.10 MHz) avec un second émetteur de 10 kilowatts sur 96.35 MHz ».[7]

Coincé entre deux mastodontes (RFM et Skyrock) et astreint à respecter une puissance d’émission plafonnée à 3 kW par TDF, Radio Ici et Maintenant s’avère difficilement audible dans plusieurs quartiers de Paris, alors même que son contrat avec le centre Georges-Pompidou requiert un minimum de confort d’écoute.

C’est pour cette raison que le 7 juin 1986, à 20h, les trois « fondateurs » – Didier de Plaige, Gérard Lemaire et Jean-Louis Rosenberg – entament une grève de la faim pour obtenir de la puissance publique les garanties suivantes :

« – La cessation immédiate des graves nuisances provoquées par d’autres stations à l’encontre d’“Ici et Maintenant !” et l’assurance du confort d’écoute défini par le contrat signé en 1984 avec Télédiffusion de France ;

– L’égalité de traitement pour “Ici et Maintenant !” (puissance d’émission, durée d’autorisation et cahier des charges), avec les deux seules radios privées, actuellement autorisées sur la bande FM en région parisienne en vertu des arrêtés du 7 mars 1986 : Europe 1 et RTL  ;

– La prise en compte des éléments remis en janvier 1986 à la Haute Autorité de la communication audiovisuelle, en vue du renouvellement de l’autorisation d’émission d’“Ici et Maintenant !” sur 96.6 MHz ».

Le premier point concerne TDF : respectant à la lettre la loi du 29 juillet 1982, Radio Ici et Maintenant est une des rares stations parisiennes à avoir délégué sa diffusion à l’opérateur public. Mécontente du service assuré, elle refuse de régler les factures et réclame avec insistance un « meilleur confort d’écoute ».

Le deuxième point se réfère aux arrêtés du 7 mars 1986 autorisant Europe 1 Communication et la Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion à « assurer un service de radiodiffusion sonore destiné au public en général », – entre autres sur la bande FM parisienne. Cette décision, une des dernières prises par Georges Fillioud avant son départ du secrétariat d’État à la Communication, est d’autant plus contestée par les autres radios locales privées que les conditions proposées aux deux stations – anciennement « périphériques » – s’avèrent particulièrement avantageuses : la durée d’autorisation est ainsi fixée à dix ans, au lieu de trois ans pour les radios locales privées ; une fréquence unique leur est également attribuée pour l’ensemble des premières villes concernées par cette autorisation, leur permettant de se constituer en réseau – 104.7 MHz pour Europe 1, 104.3 (à trois exceptions près) pour RTL.[8]

Le dernier point concerne la reconduction d’autorisation de Radio Ici et Maintenant. Visiblement informée de l’avis favorable rendu par la commission Jouvin, la radio s’émeut, à juste titre, de son absence de prise en compte par la Haute Autorité. Elle réclame donc un engagement écrit de sa part.

Une série d’actions

Radio Ici et Maintenant a déjà eu recours à la grève de la faim par le passé. Durant la seconde quinzaine de juillet 1982, Didier de Plaige et Guy Skornik avaient effectué un jeûne de plus d’une semaine pour protester contre l’éviction de leur radio de la première sélection parisienne de la commission Holleaux.

Cette action symbolique, menée dans la salle d’attente du cabinet de leur avocat Jean-Louis Bessis, avait contraint Georges Fillioud à monter au créneau et à défendre le dossier de cette station jugée à l’époque parmi les plus innovantes.

Très inspiré par la non-violence prônée par Lanza del Vasto, de Plaige entraîne cette fois-ci Gérard Lemaire et Jean-Louis Rosenberg dans ce mode d’action : il s’agit en occurrence d’un jeûne alimentaire, avec hydratation permanente et supplémentation vitaminique.

Les trois hommes s’installent dans une petite pièce voisine du studio. Le 25 juin, Gérard Lemaire, très affaibli, est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu et décide de cesser son action. Didier de Plaige et Jean-Louis Rosenberg vont en revanche persévérer jusqu’au 18 juillet : soit au total 41 jours de jeûne, ce qui peut paraître disproportionné au regard de l’enjeu et surtout de la période choisie (vacances d’été, peu propices à la médiatisation de ce type d’action et à la prise de décision administrative).

Le 1er juillet, la Haute Autorité se défausse sur Télédiffusion de France, en rappelant qu’elle « a toujours fermement défendu le principe de l’égalité de traitement entre les diverses radios locales privées. Ce principe même l’a conduite à demander un schéma technique global des fréquences et des puissances parisiennes à TDF. Ce schéma ne lui est pas encore parvenu. En l’absence de ce document, aucune réponse ponctuelle ne peut être apportée aux demandes d’augmentation de puissance formulées par certaines radios locales privées ».[9]

Cependant, quoi qu’en dise l’autorité de régulation, les faits sont de notoriété publique. Vers la même époque, Kiss FM émet à 150 kW (PAR), NRJ à 130 kW et, si l’on en croit une information fournie à la commission Jouvin, Skyrock diffuse à 110 kW. Dans ces conditions, que pèsent les 3 kW de Radio Ici et Maintenant, de Radio Notre-Dame ou de Radio Nova, qui sont toutes trois retransmises par TDF ?

Le mardi 8 juillet, Michèle Cotta et Claude Contamine se rencontreront. Tous deux reconnaissent « le caractère sérieux et légitime » des récriminations de la station. La Haute Autorité demande à Skyrock et à RFM  de baisser leur puissance d’émission. Quant à TDF, elle se dit prête à « rechercher des solutions techniques susceptibles d’améliorer immédiatement la réception d’Ici et Maintenant sur Paris » : une transmission depuis la tour Eiffel (au lieu de Romainville) est même suggérée. Néanmoins, en l’absence d’engagements écrits, Didier de Plaige et Jean-Louis Rosenberg décident de poursuivre – à notre avis, de manière inconsidérée – leur action.

Pendant ce temps, les autres animateurs d’Ici et Maintenant ne restent pas les bras croisés. Deux actions notables sont à leur actif : l’une se déroule en juin au Palais Royal, l’autre en juillet au siège de TDF.

Le samedi 21 juin, par une chaleur écrasante, huit animateurs et sympathisants s’enchaînent aux colonnes de Buren, alors que ces dernières, au centre de vives polémiques depuis plusieurs semaines, n’ont toujours pas été officiellement inaugurées. Participent à cette action symbolique menée sous les fenêtres du ministère de la Culture et de la Communication : Alain Dupuis (dit « Nil »), Ophélie Grolade, Thierry Lefebvre, Alain Leroy, Stéphane Leroy, Delphine Miermont-Jones-Gorlin, « Mitsu » et Jules Partouche.

Stéphane Leroy, étudiant en lettres à l’université Sorbonne Nouvelle à l’époque, a fait part de ses souvenirs à Sebastien Poulain :

« […] On s’est retrouvés enchaînés. On était un certain nombre avec des tee-shirts “Ici et Maintenant” sur les colonnes de Buren, les plus hautes évidemment ! On avait des chaînes. On nous avait mis des cadenas. C’était Jules Partouche, d’ailleurs, qui avait tout organisé. Ça, [pour] ce genre de coup, il était bon ! Et il avait jeté les clefs dans une bouche d’égout.

Donc, ensuite, on a été bloqués là, sous les fenêtres du ministère de la Culture. Bon, il faisait très chaud ce jour-là, c’était l’été donc. Parce qu’on avait soif, je me souviens, et on ne pouvait plus bouger. Ça a duré pas très très longtemps. Finalement, on est restés peut-être une heure ou une heure et demie. Et puis les flics sont venus avec les grosses pinces. Ils nous ont libérés. Ils nous ont emmenés au commissariat. […] »[10]

Bien médiatisée, cette action ne permit malheureusement pas de régler le litige, et donc de mettre un terme à la grève de la faim.[11]

Ce qui explique la seconde action, qui va se dérouler, elle, quelques semaines plus tard…

Action à Télédiffusion de France

Cette nouvelle action se déroule le jeudi 17 juillet 1986. Didier de Plaige et Jean-Louis Rosenberg en sont alors à leur 40e jour de grève de la faim.

Ce matin-là, Gérard Lemaire anime la traditionnelle « revue de presse » interactive d’Ici et Maintenant, qui se déroule du lundi au vendredi de 9h à midi. Il est 11h09 et l’animateur enclenche l’enregistrement de la fameuse minicassette évoquée au début de cet aricle (en mode auto-reverse, c’est-à-dire sans retournement manuel) :

Gérard Lemaire :« […] Et en direct au téléphone, Stéphane Leroy. Stéphane Leroy, un des animateurs d’Ici et Maintenant, qui a des choses à nous dire. Bonjour Stéphane. […] Tu nous résumes un peu la situation ?

Stéphane Leroy prend la parole : « […] Je me trouve actuellement dans un café à Montrouge, rue Barbès, juste en face de l’immeuble de TDF (Télédiffusion de France) avec qui, vous le savez, nous avons eu quelques problèmes ces derniers temps. Alors, le but de notre action ce matin, c’était de distribuer un tract à tout le personnel de TDF, un tract résumant la situation de Radio Ici et Maintenant et demandant, alors que les deux responsables et fondateurs Didier de Plaige et Jean-Louis Rosenberg en sont aujourd’hui à leur 40e jour de grève de la faim, tout simplement à ce qu’une confirmation écrite des propositions qui nous ont été faites verbalement nous soit donnée… Nous demandons une confirmation écrite. »

Stéphane Leroy poursuit sa relation : « Alors, ce tract, nous avons décidé de le distribuer au personnel de TDF. Bien entendu, vous l’imaginez, TDF est un immeuble, disons pas barricadé, mais enfin il y a de belles barrières, il y a un vigile à l’entrée, il y a des gens de sécurité en bas, des caméras, etc. L’opération n’était pas vraiment aisée. Nous nous sommes séparés en petits groupes, chacun emportant avec lui quelques vingtaines ou trentaines de tracts. Nous avons donc décidé de nous séparer, chacun prenant deux étages pour lui. L’immeuble fait sept étages [sic][12], c’est un immeuble en béton que j’ai devant les yeux. Chacun prenant donc deux étages pour lui. Je devais m’occuper du 3e et 4e. Il y avait une auditrice qui avait pris le 1er et le 2e, – une auditrice qui était venue nous prêter main forte. Il y avait d’autres personnes, donc. Et Nil, Thierry et d’autres devaient se retrouver au 7e étage devant le bureau de M. Contamine, qui est le président de Télédiffusion de France.

Alors, ce qui s’est passé, c’est que je me suis donc retrouvé au 4e étage et que j’ai commencé à distribuer ces tracts au personnel qui, dans l’ensemble, le prenait plutôt bien. Je leur apportais avec un large sourire, ils acceptaient ça tout à fait. Jusqu’à ce que je tombe sur une femme qui n’était visiblement pas très contente, qui m’a demandé ce que je faisais là, comment j’avais eu l’autorisation de rentrer, parce que normalement, on doit passer par les services de sécurité qui doivent noter votre nom à l’entrée, sur un grand cahier, un large cahier. Et elle m’a prié de tout de suite aller voir M. Chauchard [sic][13], qui est un des responsables de Télédiffusion de France. Je ne me suis pas fait prier. Je suis allé voir M. Chauchard, en disant que j’allais lui expliquer la situation, toujours avec un large sourire (c’est une nécessité dans ce genre d’opération). En fait, M. Chauchard était visiblement très très énervé. Il m’a prié de le suivre immédiatement, m’a conduit au poste de sécurité. Ce qui m’a permis de faire une subtile diversion, puisque les services de sécurité ont pensé que j’étais le seul à être rentré dans l’immeuble de TDF et à avoir distribué des tracts. J’ai donc joué la diversion pendant ce temps que tous mes collègues animateurs sont en train de distribuer des tracts dans tous les étages. »

Ce compte rendu téléphonique improvisé est retransmis en direct sur l’antenne de Radio Ici et Maintenant, grâce à un des deux inserts téléphoniques de la table de mixage. Stéphane Leroy, qui ne dispose pas de retour radio et qui ne peut donc entendre les éventuels commentaires de Gérard Lemaire, poursuit son récit :

« Alors, c’est assez drôle, parce que des coups de fil arrivaient de tous les bureaux de tous les étages, disant au service de sécurité : “Il se passe des choses bizarres, on nous distribue des tracts. Que se passe-t-il ?” Le service a répondu à chaque fois : “Ne vous inquiétez pas ! Le type, il est dans notre bureau, on l’a. Il n’y a aucun problème. Vous n’avez pas à vous faire d’inquiétude.”

Voilà. Actuellement, je guette la porte de l’immeuble de TDF. Les autres ne sont toujours pas sortis. Je ne vois ni Nil, ni Thierry, ni des auditeurs qui étaient venus nous prêter main forte, ni Géraldine, notre stagiaire actuelle. Non, ils ne sont pas là, ils ne sortent pas. Voilà où nous en sommes. Donc, je pense qu’ils se sont retrouvés au 7e étage devant le bureau de M. Contamine. J’espère que ça se passe bien. Peut-être même ont-ils eu un entretien avec M. Contamine ? C’est possible… Je ne sais pas ce qui se passe. À moins qu’ils soient simplement en train de dialoguer avec le personnel de sécurité, comme j’ai dû le faire moi-même. Nous en saurons plus dans un petit moment. Gérard ? »

Dans le bureau de Claude Contamine

Gérard Lemaire profite de cette interpellation pour couper l’insert et reprendre la parole :

« Oui Stéphane. Il y a du nouveau puisque sur un autre téléphone, j’ai Thierry qui a des nouvelles peut-être un petit peu plus fraiches. Alors, si tu veux bien, nous allons l’écouter… Thierry, est-ce que tu es prêt à intervenir ? »

La seconde ligne est connectée à son tour. Au tout début, les nouveaux intervenants ne dispose pas de retour radio… Il en résulte un échange quelque peu surréaliste : Gérard Lemaire rompt régulièrement l’insert pour se faire entendre directement dans le combiné du téléphone. À l’évidence, je (puisqu’il s’agit de moi) n’ai pas conscience d’être à l’antenne à ce moment-là.

Thierry Lefebvre : « Eh bien, nous sommes dans le bureau de Claude Contamine. Contamine, c’est le président de TDF. Contamine n’est pas là et nous sommes enfermés dans le bureau. Nous sommes un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept : sept réunis. Alors actuellement, on est en train d’essayer de brancher le retour pour avoir Ici et maintenant, ce qui serait plus facile pour vous narrer tout ça. Car il y a le retour en plus, [un poste] qui était, d’après ce que j’ai pu voir, branché sur RFM… Quelle coïncidence ! »

G.L. : « Eh ! eh ! Tu m’entends, là ? Est-ce que tu m’entends sur le retour ? »

T.L. : « Alors, on se déplace. Nil est en train de régler sur la bande FM vers 96.6. Nous allons voir la réception d’Ici et Maintenant dans le bureau de Contamine. »

G.L. : « Est-ce que vous m’entendez ? »

T.L. : « Qu’est-ce qui passe actuellement, Gérard ? »

G.L. : « Actuellement, c’est toi, Thierry. »

T.L. : « Ah, actuellement c’est moi ! »

G.L. : « Donc, vous êtes, si j’ai bien suivi… [Brusquement, un gros effet Larsen interrompt la conversation.] Ah !! On serait à l’antenne ? »

T.L. : « Ça y est, on y est ! On a le retour ! »

G.L. : « Tu m’entends, là ? »

T.L. : « Oui. Pas très bien. [À Nil.] Plus fort ! »

G.L. : « Tu m’entends suffisamment ? »

T.L. : « Oui, c’est bon ! »

G.L. : « Bon, c’est parfait. Si j’ai bien compris, pour résumer la situation, vous êtes sept dans le bureau de M. Contamine ? »

T.L. : « Tout à fait. »

G.L. : « Et où se trouve M. Contamine ? »

T.L. : « Eh bien, il sera là demain. Donc, on est peut-être partis pour rester assez longtemps ici. De toute façon, nous avons bloqué les possibilités d’accéder au bureau. »

G.L. : « Oui ? Vous avez bloqué ça de quelle manière ? Est-ce qu’on peut le dire ? »

T.L. : « Euh… oui. Simplement, le bureau de M. Contamine est placé devant sa propre porte. [Rires.] Nil, est-ce que tu peux t’approcher pour faire le reportage avec moi ? Nil, notre brillant animateur… »

Alain Dupuis (dit « Nil ») prend alors le téléphone pour relater les événements qui nous ont conduits à l’intérieur du bureau de Claude Contamine : « On a adopté une stratégie assez simple. On s’est aperçu qu’il y avait des vigiles à l’entrée de l’immeuble de TDF et ça posait des problèmes de rentrer en paquet groupé. Alors, Thierry et moi, on y est allés franchement, sans aucune hésitation, tout à fait sûrs de nous. Les vigiles ne nous ont posé aucune question. On a repéré dans le hall de l’immeuble l’organigramme, ce qui fait qu’on s’est tout de suite rendus compte que la présidence était au 7e étage. Et puis, Thierry et moi, nous sommes montés sans problème. Moi, je suis ensuite resté là-haut, à attendre et à briefer un peu les secrétaires qui passaient dans le couloir, pour leur dire que j’avais un rendez-vous avec M. Contamine, mais que j’attendais quelqu’un qui n’était pas encore présent, que j’attendais un avocat. Ce qui fait que la secrétaire ne s’est pas du tout inquiétée de ma présence. Et puis, dans un second temps, comme il y a huit étages dans cet immeuble, on avait prévu que trois animateurs feraient chacun deux étages pour distribuer non pas des tracts, puisque ce ne sont pas des tracts, [c’est] simplement une feuille photocopiée indiquant, même pas les revendications d’Ici et maintenant (puisque ce ne sont plus des revendications), c’est simplement qu’on attend une confirmation écrite de la part de TDF des promesses qu’ils nous ont faites tout à fait verbalement. Ça se passait la semaine dernière et nous n’avons toujours pas reçu ces promesses. Ces tracts ont été donc distribués par trois animateurs dans les étages inférieurs. Et puis, on s’est retrouvés à cinq dans la salle d’attente de la présidence. Et puis, on a attendu que les animateurs qui étaient dans les étages remontent. Alors, apparemment, Stéphane et Véronique se sont fait bloquer quelque part. On a décidé, au bout de quelques minutes d’attente, de se passer d’eux et d’investir le bureau de M. Contamine. C’est une manifestation de solidarité des animateurs d’Ici et Maintenant, puisque Didier de Plaige et Jean-Louis Rosenberg en sont à leur 40e jour de grève de la faim et que c’est un jour tout à fait symbolique. Nous sommes également conscients qu’aujourd’hui, il y a des rendez-vous importants qui peuvent permettre à cette grève d’aboutir et de se terminer enfin. Donc, c’est une manifestation de soutien, mais tout à fait… Ce n’est pas une manifestation dure, quoi ! »

Gérard Lemaire (intervenant grâce au retour radio) : « Tout se passe évidemment sans violence et avec un maximum d’humour, tel que je vous connais… »

Alain Dupuis : « Absolument. […] Véronique et Stéphane n’ont pas réussi à rejoindre l’étage de la présidence. »

Gérard Lemaire : « Je ne sais pas si Véronique a rejoint Stéphane. “Oui”, me dit-il, je crois comprendre. Stéphane ? »

Stéphane : « Oui, Véronique est à côté de moi. Elle tient l’écouteur de ce téléphone. Nous sommes donc dans un petit troquet très sympathique dans la ville de Montrouge, très populaire. Sur le comptoir d’étain, il y a un téléphone bleu posé. C’est de là que nous vous appelons. Véronique sourit, elle est très contente. »

Au terme de cette première partie, Gérard Lemaire a donc mis en place un duplex radiophonique avec le bureau du président TDF (et même un semi « triplex », si on tient compte de la liaison avec le café qui se trouve en face). Rappelons qu’à cette époque, les téléphones portables n’existaient évidemment pas, ce qui rendait extrêmement malaisé et aléatoire ce genre de dispositif.

Alain Dupuis donne ensuite lecture du document distribué ce jour-là au personnel de TDF : « Montrouge, 17 juillet 1986. Les animateurs de Radio Ici et Maintenant, 96.6 FM, après avoir pris connaissance de la lettre de la Haute Autorité indiquant notamment que TDF serait prêt à améliorer sensiblement les conditions de réception de la radio, attendent confirmation écrite des moyens techniques que l’établissement public mettra en œuvre pour améliorer la diffusion : changement de site d’émission, mise en place des meilleurs antennes, installation d’un système limiteur-compresseur, modification ou bien révision du circuit de transmission, etc. Ils attendent également une confirmation écrite de la part de TDF de sa promesse de retransmettre, dès que possible, les émissions d’Ici et Maintenant à partir du site de la tour Eiffel, sans préjuger des décisions de la CNCL concernant le renouvellement de l’autorisation de la radio. Des assurances verbales avaient été données la semaine dernière, indiquant que ces confirmations devaient être remises aux fondateurs et responsables de la radio mardi 15 juillet. TDF n’a pas encore tenu ses promesses. Au 40e jour de leur grève de la faim, Didier de Plaige et Jean-Louis Rosenberg ne peuvent attendre plus longtemps sans mettre gravement en péril leur santé et leur vie. Nous demandons expressément à la direction générale de TDF de faire face à ses responsabilités et de remettre aujourd’hui même à Ici et maintenant les confirmations écrites qui ont été promises. Les animateurs d’Ici et Maintenant. »

Reconstitution des événements

Grâce à cette émission improvisée, il est possible de reconstituer en grande partie les événements.

Ce jeudi 17 juillet 1986, neuf animateurs et auditeurs de Radio Ici et Maintenant se retrouvent donc, sans doute vers 10h du matin, au pied de l’immeuble de Télédiffusion de France, 21-27 rue Barbès, à Montrouge. Il s’agit en pratique d’Alain Dupuis, Thierry Lefebvre, Alain Leroy, Stéphane Leroy, de deux jeunes animatrices « stagiaires » (Véronique et Géraldine) et de trois auditeur et auditrices (Jacky, Marie-France et Sophie). Hormis Stéphane et Véronique, tous les membres de ce « commando » vont se retrouver dans le bureau de Claude Contamine.

L’action a été planifiée en amont par Jean-Louis Rosenberg, qui connaissait les lieux pour s’y être rendu par le passé, et Alain Dupuis, l’aîné de notre groupe (il avait plus de quarante ans à l’époque).

L’objectif était-il de « séquestrer » le directeur de TDF, comme croit se rappeler Stéphane Leroy ? J’en doute personnellement, mais dans ce genre de situation, l’instrumentalisation est toujours possible. Citons les propos de Stéphane Leroy rapportés par Sebastien Poulain : « On a fait aussi une action coup de poing chez TDF. On est allés chez TDF. Et l’idée est qu’on devait aller séquestrer le PDG. On avait monté une opération commando. C’était très bien préparé, parce que c’était Rosenberg qui avait préparé le coup. Il était déjà allé plusieurs fois là-bas. Il connaissait les locaux, etc. Et donc, on avait prévu d’entrer… En fait, on pouvait entrer assez facilement. On est entrés par groupe de deux, ou seul ou à deux, en disant qu’on allait à une réunion à tel ou tel étage. Je crois que c’est une réunion qui devait avoir lieu. Et donc, à l’accueil, on disait qu’on était attendus à la réunion machin. On avait espacé nos arrivées sur un quart d’heure. Et, en fait, tout le monde a réussi à entrer. Et après, on devait aller à tous les étages et distribuer des tracts dans tous les bureaux, et ensuite converger vers le bureau du directeur. On savait à quel étage il fallait aller le séquestrer. Moi, ça n’a pas duré longtemps, car moi j’étais celui sur lequel tous les services de sécurité se sont focalisés. Ils pensaient que j’étais seul. Donc, je me suis dit : “Bon, eh bien, puisque je suis pris, je vais me sacrifier, je vais essayer de faire durer le plus longtemps possible le malentendu pour que les autres aient du temps tranquille.” Cette stratégie a bien marché. Ils m’ont amené dans une salle, etc. Et puis après, le temps qu’ils comprennent qu’il y en avait d’autres… Du coup, les autres avaient eu le temps de distribuer leurs tracts et d’occuper le bureau du PDG, qui n’était pas là, en fait. Ils sont entrés dans son bureau et ils se sont enfermés dedans. Donc, il y a eu des tractations, des négociations. Ça a duré 3-4 heures. La police, les forces de l’ordre qui sont arrivés, etc. Et puis, ils sont sortis finalement. Ce qu’ils ont réussi à faire, c’est qu’ils ont utilisé le téléphone du PDG de TDF pour passer à l’antenne. Ça l’avait tellement énervé que TDF avait coupé les émetteurs pour qu’on ne puisse plus entendre ça. C’était quand même très amusant. »[14]

Plutôt que d’une coupure d’émetteur, j’ai gardé personnellement le souvenir d’une coupure de la ligne téléphonique, mais au bout d’un délai somme toute assez long, peut-être une ou deux heures. Là aussi, sans certitude.

Au terme de cette occupation et de négociations parallèles, la sortie du bâtiment s’était faite gentiment, toujours avec le sourire : simples contrôles d’identité menés par des officiers de police plutôt débonnaires au bas de l’immeuble.

Le lendemain, Radio Ici et Maintenant devait enfin recevoir de Claude Contamine une lettre signée garantissant « un meilleur confort d’écoute dans les meilleurs délais possibles ».[15] Dans la foulée, Didier de Plaige et Jean-Louis Rosenberg mettaient un terme à leur interminable grève de la faim.[16]

Sans chercher à retranscrire l’ensemble de notre précieux enregistrement, nous retiendrons néanmoins deux petits moments d’anthologie.

Le premier se situe vers 11h25. Il s’agit d’une description improvisée du bureau du PDG de Télédiffusion de France. Il est plus que probable que cela ne s’était jamais fait jusqu’alors. Alors, revisitons ce lieu !

Thierry Lefebvre (T. L.) : « […] Ce que je peux faire, c’est décrire le bureau [de M. Contamine]. C’est un bureau qui fait à peu près dix mètres sur six. »

Gérard Lemaire (G. L.) : « Fauteuils confortables ? »

T.L. : « Très confortables. Alain [Leroy] est en train de l’expérimenter. »

G.L. : « De jolies toiles au mur ? »

T.L. : « Jolies, je n’irais pas jusqu’à dire ça. Il y a des tableaux, des documents. Il y a des livres : Les Télécommunications françaises, c’est normal. L’Art roumain, ça, je ne sais pas si c’est normal, Les Maisons royales d’Espagne… »

G.L. : « L’Art roumain ou romain ? »

T.L. : « Roumain. [M. Contamine] fait du bateau : il y a une demi-coque. Sinon, je vois le Rapport d’activité 1983 de TDF, [la revue] Antennes, Les Guerriers d’Allah – c’est de qui, ça ? –, Je vous salue, fiasco [Rires][17]. Et puis, des bouquins spécialisés. Sinon, il y a un cadre et, dans ce cadre, une gravure intitulée La Balance politique. C’est une gravure du XVIIIe siècle[18] – dans ces eaux-là[19] – et on y voit [six] personnages. L’un dit : “Il ne nous reste plus que des Banques-Notes”. L’autre répond : “Nous les paierons de 3 shillings par tête”. L’autre dit : “J’en prendrai la moitié”. L’autre dit : “J’y consens, pourvu qu’on me laisse [sur] le Pô”. Le Pô, le fleuve, bien sûr. “J’ai ma Pologne en pièce”, répond l’autre. Et l’autre dit : “Je n’en demande que pour un Louis.” Visiblement, ce sont des dirigeants à propos du partage de la Saxe, de l’Italie… C’est La Balance politique : c’est un peu – peut-être – la politique de TDF, effectivement. […] Sinon, la pièce se présente avec un divan, très beau, comme dans un salon. Et puis des sièges et surtout le bureau de M. Contamine, un gros bureau. Une plante, un retour FM et puis une pendule qui nous permet de dire qu’il est 11h33 très précisément. […] Marron foncé et tabac chiné, c’est [la couleur de] la moquette, qui est très moelleuse, ma foi ! […] C’est très vaste. On n’est pas assez nombreux. À la limite, on peut faire rentrer une centaine de personnes là-dedans, sans problème. On peut y faire une boum. […] »

Les médias sociaux avant l’heure

L’autre moment très original du moins me semble-t-il résulte de la découverte d’un Minitel dans le bureau de Claude Contamine.

Rappelons que ce terminal informatique, si spécifiquement français, avait été lancé commercialement en 1982. Quant au fameux « 3615 », il vit le jour le 10 juillet 1986, une semaine avant l’action menée à TDF (auparavant, depuis le printemps 1985, il fallait composer le 36 15 91 77, numéro d’accès au réseau informatique Télétel 3).

Le 7 juillet 1986, Radio Ici et Maintenant, toujours friande d’innovations technologiques[20], lance son propre service télématique : X2001. Ce dernier a été développé en association avec la société AGL, dirigée par le centralien Louis Roncin[21] et Claude Schoonheere. Depuis la fin juin 1986, cette entreprise dispose d’un centre serveur à Issy-les-Moulineaux.

X2001 est commandé par un ordinateur McDonnel Douglas 32 bits et ses logiciels sont développés sous système Pick, en coopération avec la société ICV Gretel (Strasbourg), pionnière de l’interactivité télématique.[22]

X2001 se présente à l’époque comme la « première messagerie expérimentale et interactive animée, en direct, sur 96.6 FM ».[23] En gros, il s’agit de ce que l’on appellera un peu plus tard (1988), mais cette fois-ci dans le cadre d’internet, d’un « chat » (Internet Relay Chat ou IRC). Les auditeurs « connectés », comme on les désigne déjà en 1986, ont la possibilité d’« écrire, réagir, faire savoir, poser des questions : l’interactivité est partout possible. La messagerie [est] animée, souvent la nuit, en direct sur “Ici & Maintenant”. C’est l’une des exclusivités de X2001 ».[24]

Autant dire que dès cette époque, l’animateur (et le plus souvent technicien) de Radio Ici et Maintenant ne se contente plus de parler, de régler ses micros et curseurs, d’enchaîner les disques, de recevoir des appels téléphoniques et d’échanger avec son invité. Résolument « multitâche », il supervise également la messagerie instantanée du Minitel disposé à côté de la table de mixage, et n’hésite pas à interagir avec les auditeurs « en ligne ».

L’action menée dans les locaux de TDF est l’occasion d’expérimenter un dispositif probablement inédit, en tout cas dans le contexte purement français : le récit en ligne du déroulement d’une occupation.

Gérard Lemaire en expose le principe sur l’antenne vers 11h44 : « Je rappelle que vous pouvez être branchés directement par Minitel avec les animateurs qui sont actuellement dans le bureau de Claude Contamine, le président de TDF. Vous pouvez dialoguer avec eux par ce Minitel. Il vous suffit d’appeler le 3615, vous tapez X2001 – c’est le numéro de code d’Ici et Maintenant –, la touche “Envoi” et le pseudonyme [des animateurs] est “En direct de TDF”. Et vous pouvez dialoguer directement avec les animateurs. Ils sont sur place, ils ont eux-mêmes le Minitel, le même que le vôtre, et vous pouvez dialoguer avec eux par ce programme : 3615, vous tapez X2001 et la touche “Envoi”. “En direct de TDF” et voilà : vous dialoguerez avec Nil, Thierry et les autres. Ils sont sur place. […] »

J’ai le souvenir très net d’avoir mené, avec Nil, de tels échanges, par le biais de la télématique. Les auditeurs équipés, encore peu nombreux à l’époque, se connectaient pour obtenir des informations complémentaires ou pour nous faire part de leur soutien. Malheureusement, comme on s’en doute, tous ces échanges improvisés n’ont pas été archivés.

Trente ans plus tard, à l’heure de Twitter et des réseaux sociaux, je vous laisse juges du caractère particulièrement innovant de cette procédure immersive…

Conclusion

Tous ces efforts ne seront malheureusement guère récompensés. Certes, comme nous l’avons écrit, TDF donnera satisfaction aux revendications de Radio Ici et Maintenant. Mais dès l’automne 1986, un violent conflit personnel entre Didier de Plaige et Jean-Louis Rosenberg ruinera la stratégie mise en œuvre jusqu’alors. Il en résultera quelques fâcheux contrecoups : la rupture avec le centre Georges-Pompidou, la mort de X2001 et le départ de nombreux animateurs démotivés.

En 1987, Ici et Maintenant ne sera autorisé par la CNCL qu’au prix d’un partage de sa fréquence avec Aligre FM. Les scissionnaires, quant à eux, rejoindront, pour le meilleur et pour le pire, Futur Génération (qui sera rebaptisée ultérieurement FG). Mais ceci est une autre histoire… Comme l’a écrit Alfred de Musset, « c’est ainsi que va le monde ». Il faut donc le prendre « comme il est ».

Thierry Lefebvre

[Ce texte a été publié pour la première fois dans les Cahiers d’histoire de la radiodiffusion en 2016. Il a depuis été modifié, re-contextualisé et intégré dans un ouvrage à paraître. Ce texte constitue donc la version princeps d’un chapitre.]


[1] Bruno DUBOIS, « Un souvenir est une reconstruction », Books, n° 42, avril 2013. (Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.)

[2] Bernard Jouvin (1919-2010), membre du Conseil d’État, préside la « Commission consultative des radios locales privées et de la télédistribution privée » de 1985 à 1986 (ainsi que la « Commission d’attribution de l’aide financière à l’expression radiophonique locale »). Il succède à Jean-Michel Galabert.

[3] Lettre de Michèle Cotta à Bernard Jouvin, 17 février 1986. Archives Nationales.

[4] Sur Radio Ici et Maintenant, nous renvoyons à la thèse de doctorat en communication, art et spectacle de Sebastien POULAIN, Les Radios alternatives : l’exemple de Radio Ici et Maintenant, soutenue le 2 juillet 2015 à l’Université Bordeaux Montaigne, sous la direction de Jean-Jacques Cheval.

[5] Commission consultative des radios locales privées, « Compte rendu de la séance plénière du 17 avril 1986 ». Archives Nationales. Concernant la Fédération unie des radios interactives et expérimentales (acronyme FURIE), regroupement de Radio Gulliver, Pluriel FM, Carbone 14 et, provisoirement, de SOS Racisme, voir : Thierry LEFEBVRE, Carbone 14, légende et histoire d’une radio pas comme les autres, Paris, Ina Éditions, 2012, p. 194-207.

[6] Agnès CHAUVEAU, L’Audiovisuel en liberté ? Histoire de la Haute Autorité, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 498. Il s’agit de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication (dite « loi Léotard »).

[7] Didier de PLAIGE, Gérard LEMAIRE, Jean-Louis ROSENBERG, « Guerre des ondes », La Lettre Ici & Maintenant, n° 3, 9 juin 1986, p. 3-4. Émanation de la SARL « Ici et Maintenant ! », La Lettre Ici & Maintenant paraît du 26 mai 1986 (n° 1) au 10 novembre 1986 (n° 17). Il en existe également un numéro « pirate », daté du 28 novembre 1986 et intitulé Une Lettre des Animateurs Ici & Maintenant : cette lettre hors-série témoigne de la crise interne qui affecte la station en cette fin d’automne.

[8] En pratique, plusieurs arrêtés sont pris ce 7 mars 1986. Outre Europe 1 et RTL, ils concernent également Radio Monte-Carlo et Sud Radio Service.

[9] « La Haute Autorité dégage sa responsabilité », Le Monde, 3 juillet 1986.

[10] Sebastien POULAIN, Les Radios alternatives : l’exemple de Radio Ici et Maintenant, op. cit., p. 464. Ayant participé à cette action, je confirme pour l’essentiel les propos de Stéphane Leroy, même si le passage au commissariat ne m’a laissé personnellement aucun souvenir. En revanche, trois certitudes : il faisait extrêmement chaud ce jour-là ; la situation était vraiment amusante (j’étais pour ma part enchaîné aux côtés de Delphine Miermont-Jones-Gorlin) ; et un photographe de l’AFP nous « mitraillait », au moins durant les premières minutes de l’action.

[11] Voir en particulier : « Des colonnes quand même utiles », Le Journal du Dimanche, 22 juin 1986 ; « Huit membres de 96.6 enchaînés aux colonnes de Buren », France-Soir, 23 juin 1986 ; « Ici et Maintenant. Les animateurs s’enchaînent aux colonnes de Buren », Le Matin de Paris, 23 juin 1986 ; L’Humanité, 23 juin 1986 ; etc.

[12] En fait, huit étages. Le bâtiment (21-27 rue Barbès, à Montrouge) existait toujours au moment de l’écriture de cet article en 2015-2016. Il a été depuis détruit.

[13] Nous pensons qu’il peut s’agir de Jean-Paul Cochard, mais sans la moindre certitude.

[14] Sebastien POULAIN, op. cit., p. 464.

[15] Didier de Plaige, « Éditorial », La Lettre Ici & Maintenant, n° 9, 8 septembre 1986.

[16] « Les animateurs de la radio Ici et Maintenant ont cessé leur grève de la faim », Le Monde, 22 juillet 1986.

[17] Marcel LACOUT, Les Télécommunications françaises, Paris, DGT, 1982 ; Vasile DRAGUT, L’Art roumain, Bucarest, Meridiane, 1984 ; Georges PILLEMENT, Les Maisons royales d’Espagne, Paris, Hachette, 1980 ; Peter SCHOLL-LATOUR, Les Guerriers d’Allah, Paris, Presses de la cité, 1986 ; Jean-Michel GGUDARD, Je vous salue, fiascos, Paris, J.-C. Lattès, 1986.

[18] En réalité du début du XIXe siècle.

[19] Il s’agit en fait d’une estampe de 1815 commentant le Congrès de Vienne. Elle est tirée du Nain jaune du 15 mai 1815 et peut-être consultée sur Gallica. Les personnages représentent respectivement l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche, la Russie et la France (Talleyrand).

[20] Voir à ce propos : Sebastien POULAIN, « Radio Ici et Maintenant, pionnière en expérimentations », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n° 121 [« L’année radiophonique 1984 »], juillet-septembre 1984, p. 51-93.

[21] Catherine MAUSSION, « 3615 Millionnaires », Libération, 12 novembre 2003.

[22] Vincent GLAD, « Minitel : comment les Dernières Nouvelles d’Alsace ont inventé l’Internet social », Slate.fr, 18 novembre 2011.

[23] La Lettre Ici & Maintenant, n° 12, 29 septembre 1986, p. 4. Il ne nous est pas possible, pour l’heure et faute de temps, de vérifier cette assertion.

[24] Jean-Louis ROSENBERG, « Ici & Maintenant et la télématique », La Lettre Ici & Maintenant, n° 9, 8 septembre 1986, p. 3.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Thierry Lefebvre (1 octobre 2024). En direct de TDF. Histomédias. Consulté le 2 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12e63


Par Thierry Lefebvre

Ancien maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris Cité. Membre du Comité des travaux historiques et scientifiques.

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