Entretien avec Yves Daudu, 26 mars 2002

[Ancien permanent de l’Organisation communiste des travailleurs (OCT), Yves Daudu va diriger la radio locale privée parisienne Fréquence Libre de 1983 à 1985. Pionnière de l’information en continu, cette station, criblée de dettes comme bon nombre de ses consœurs, sera finalement rachetée en décembre 1985 par Radio Monte-Carlo.]

Thierry Lefebvre (T. L.) – Que faisiez-vous au moment de vous lancer dans les radios libres ?

Yves Daudu (Y. D.) – Avant mai 1981, je participais activement à un groupuscule, l’Organisation communiste des travailleurs (OCT). C’était une sorte de PSU radical, regroupement de sensibilités politiques assez différentes allant du maoïsme au trotskisme en passant par le luxembourgisme : à peu près tout ce qu’on pouvait trouver à l’époque comme courants « non-dogmatiques » ou « dogmatiques orphelins ». J’en étais permanent et m’occupais plus particulièrement de l’hebdomadaire de l’organisation, L’Étincelle.

À l’époque, il ne fallait pas être grand clerc pour se rendre compte que les mouvements sociaux, tels qu’on les appelait alors, étaient très largement en voie structurelle d’essoufflement. Du côté des groupuscules, qui jusqu’alors avaient servi de prestataires de service de ces mouvements sociaux tout en portant la mémoire de longue durée du mouvement ouvrier et révolutionnaire, les problèmes s’accumulaient : la dissidence des pays de l’Est nous renvoyait à l’interrogation sur l’état de droit, qui  n’avait pas été la notion centrale de notre réflexion jusqu’alors ; le devenir de la Chine montrait une vraie faillite d’un développement autonome radicalement différent ; le coup de grâce venait du Cambodge.

Donc, quand vous arrivez à la fin de vos jeunes années, que vous commencez à vous rapprocher des trente ans, que vous avez eu une histoire collective portée par une idéologie et une conception du monde qui prennent l’eau de toutes parts, on peut dire que tous ces ingrédients amènent à quelque chose qui commence à ressembler aux prémisses d’une débandade.

T. L. – Vous en aviez conscience à l’époque ?

Y. D. – Je crois. Mais c’est une histoire que chacun réécrit continuellement. Dans L’Étincelle, en tout cas, c’est vérifiable : je signais mes article « Sisyphe », ce qui prouve que je n’ai jamais été fasciné par une conception linéaire de l’Histoire. On ne peut d’ailleurs comprendre l’engagement d’un certain nombre de gauchistes dans le mouvement des radios libres que dans ce contexte.

Mais je crois également que cette analyse-là n’épuise pas les analyses des gauchistes à l’époque : je veux dire par-là qu’une série d’individus et de réseaux voyaient plus dans les radios libres une façon de régénérer le mouvement social et de le relancer. Je pense même que Félix Guattari a fait partie des penseurs de cette question. Guattari, qui avait une très grande intelligence et une très grande culture, partait d’un pari radicalement différent de la culture commune de la grande majorité des gauchistes. Il ne partait plus de l’instance du politique et de sa centralité, mais partait de la mise en pratique socialisée des réseaux. Avec une telle grille d’analyse, les radios libres apparaissaient comme un élément clef de cette stratégie, et non pas comme un élément de repli et de débandade.

Si le mouvement des radios libres a été si fort, c’est parce qu’un certain nombre d’acteurs y projetaient tous leurs fantasmes et que, par ailleurs, il répondait à des aspirations profondes dans la société, bien au-delà des cercles gauchistes

T. L. – Comment entrez-vous concrètement en contact avec le mouvement ?

Y. D. – Très franchement, je ne m’en souviens plus. À l’OCT, j’ai toujours été très « droitier ». À partir de 1972-1973 et de la fin du gauchisme « dur », j’ai lutté pour une recomposition au sein de l’ensemble de la gauche, pour créer un pôle radical et laisser un pôle réformiste plus au centre. J’ai toujours été attiré par cette vision très politique et, dans le même temps, par trait de caractère, j’ai toujours aimé les aventures humaines, vivantes, chaleureuses, portant des choses concrètes. Donc, je pense que je me suis intéressé aux radios d’abord sous cet aspect d’activisme sympathique. J’ai dû croiser des militants d’autres groupuscules, je ne me rappelle plus précisément. Je trouvais ça bien. J’ai tourné beaucoup autour et ça m’a pris concrètement avec l’émission du MLAC, à laquelle je participe et pour laquelle je suis inculpé. C’était à l’occasion des cinq ans de la loi Veil.

T. L. – Ça se passe en janvier 1979…

Y. D. – J’ai affaire avec la justice et, de fil en aiguille, je vais à Longwy, j’interviens à l’antenne de Radio SOS Emploi, je fréquente la Fédération nationale des radios libres, Jean Ducarroir, Patrick Farbiaz, Pascal Defrance. Je participe à la grande manifestation parisienne de la sidérurgie en mars 1979 : je me trouve à côté de la camionnette de Radio SOS Emploi… Nous avions alors une grande capacité à être présents dans les mouvements sans avoir à les suivre en permanence, au quotidien. C’était le professionnalisme des révolutionnaires professionnels ! J’étais peut-être un « suceur de roue », comme on dit : seuls les acteurs de cette époque pourront vous éclairer sur ce point.

T. L. – Arrive donc le 10 mai 1981… 

Y. D. – Le moment où je me suis réellement investi dans les radios a été ce tournant-là, puisque notre groupuscule a disparu au soir du 10 mai. Nous avons eu une réunion dramatique de la direction politique. Nous étions excessivement divisés depuis très longtemps entre ceux qui voulaient peser sur une éventuelle recomposition de la gauche et ceux qui voulaient créer un pôle révolutionnaire pur et dur. Le soir du 10 mai, nous avons été incapables d’exprimer une position commune sur la victoire de François Mitterrand, tant les points de vue étaient différents. Nous avons donc décidé de dissoudre le groupuscule.

C’est à ce moment-là que je me suis lancé dans ce qui allait devenir Fréquence Libre. Comme toujours, il y a la petite histoire et la grande. La petite histoire : une formation d’historien et une pratique de militant révolutionnaire à plein temps ont amené beaucoup de gens par la suite au journalisme. Tournant que j’avais d’ailleurs déjà commencé à prendre à l’intérieur du groupuscule, puisque c’est là que j’avais appris ce qu’était un journal, un magazine au sens le plus pratique du terme : comment ça se construisait techniquement, comment on montait les pages, comment on collait à la main à l’époque, comment on faisait les titres, un sommaire, un chemin de fer… ce qu’était une attaque… une chute, etc. Tout ça, paradoxalement, je l’avais appris dans le groupuscule dans un transfert technologique assez sauvage, mais néanmoins réel. Nous avions des camarades qui avaient fait des formations de journalisme classique, au CFJ, etc. J’ai appris le métier comme ça, sur le tas. Ça m’a toujours beaucoup plu et ça me plaît encore.

Donc, au lendemain de la dissolution du groupuscule, je me suis posé des questions et me suis demandé : « Et maintenant, que vais-je faire ? ». Je crois qu’on a été un certain nombre à vivre une période assez douloureuse, avec la remise en question de ce qui construisait jusqu’alors notre univers mental. Comment se remobiliser, comment poursuivre une vie riche et dense ?

Quelques jours après le 10 mai, j’ai décidé de lancer une radio avec tout de suite un objectif politique assez clair : cette radio devait être un point d’appui à l’émergence d’une expression de tout ce qui n’était pas la gauche gouvernementale. Pas contre la gauche gouvernementale, mais simplement ce qui n’existait pas au niveau institutionnel. Grosso modo, le savoir-faire de regroupement et de légitimité politique a dû être assez efficient, puisque, sur les deux cents et quelques radios qui ont postulé à l’époque, nous fûmes à l’arrivée une des rares à être dérogée, puis autorisée. Ce qui ne s’est pas fait sans alliances, batailles politiques, etc.

Je ne sais pas si quelqu’un a conservé des documents de Radio Gavroche jusqu’à Fréquence Libre, mais le fil conducteur de cette aventure fut proche de mon idée de départ : construire une radio qui serait une force d’expression et un catalyseur de la gauche mouvementiste indépendante. Cette expérience a échoué et m’a rendu définitivement pessimiste sur le mouvement social et l’instance institutionnelle du politique. Il faut dire que le débat avec les différents mouvements sociaux était continuellement faussé par les intérêts particuliers et les corporatismes. Les politiques ont toujours cherché à instrumentaliser la station. Soit les gens ne s’intéressaient pas à nous, soit ils cherchaient à nous instrumentaliser.

T. L. – Comment le projet s’est-il construit en pratique ?

Y. D. – Notre première station prend le nom de Radio Gavroche. On commence par se regrouper. On parle du projet autour de nous. Des gens disent : « Ah oui, ça m’intéresse ! ». On se retrouve bientôt à quelques-uns, je dirais une dizaine. Plusieurs sont des anciens de l’OCT, mais ce n’est pas un véritable point de convergence car les divisions ont laissé des traces. En fait, il s’agit plus de relations sociales d’amitié. On sympathise également avec des gens venus d’autres horizons, qui nous rejoignent au fur et à mesure.

Là-dessus, nous réunissons environ 50 000 francs. Chacun apporte un peu d’argent, une militante dont je tairai le nom nous donne 20 000 francs provenant d’un petit héritage. Avec cette mise de départ, on achète un émetteur très symbolique et on s’échine à construire une radio polarisant l’ensemble des sphères mouvementistes.

T. L. – Quels sont alors les individus les plus impliqués ?

Y. D. – Il y a tout d’abord Jean-Pierre Imbert. Jean-Pierre Imbert n’a jamais été permanent. Il était ingénieur et avait un métier « normal ». Son rôle fut néanmoins très important : il avait le recul, l’intelligence et la capacité d’analyser les situations. Il détenait une grande partie du pouvoir occulte à Fréquence Libre.

Il y a également François Longérinas, un ancien de l’OCT, avec qui j’étais très lié amicalement. Il était très intéressé par les médias, par la radio. Moi, c’est le support papier qui m’a toujours fasciné, j’y suis d’ailleurs retourné après l’échec de Fréquence Libre. En revanche, le support radio m’est toujours resté étranger. Je me rappelle avoir vu avec beaucoup d’étrangeté des jeunes passer des bobinots sur lesquels ils avaient travaillé parfois une dizaine d’heures. Je dois avouer que ça me paraissait dérisoire.

Citons d’autres noms : Jean-Pierre Lettron, qui était un militant de la CGT, tendance libertaire, et qui travaillait à EDF. Denis Boissard avait fondé sa propre station, Le Temps des Cerises. Nous nous sommes alliés avec lui. Francis Lattuga travaillait à la SFP et nous a beaucoup servi du point de vue des rapports avec le monde de la radio. Laure Skoutelsky avait une place importante, dans la mesure où elle était permanente : elle est devenue par la suite l’attachée de presse de SOS Racisme.

Il y a eu également les Nanas Radioteuses, avec Michèle Daudu qui était ma femme à l’époque, et Suzy Rotjman. Quant à Radio Pays, elle nous a été imposée en dernière instance par le Commission consultative sur les radios locales privées. Nous avons toujours eu des rapports tendus et extrêmement conflictuels avec cette station. Elle n’a d’ailleurs pas tardé à quitter le regroupement.

T. L. – En dépit de ses faibles moyens, Fréquence Libre se voulait malgré tout professionnelle…

Y. D. – Tout à fait. Ce qui est important dans l’histoire de Fréquence Libre, outre l’aspect politique qui a accaparé les neuf dixièmes de mon temps durant deux ans, c’est la tentative désespérée, mais pas désespérante, de garder une stature mouvementiste tout en professionnalisant l’exercice spécifique de la radio.

La station, durant la petite période où elle a atteint sa vitesse de croisière (entre 1983 et 1984), avait plusieurs sphères qui ne se rencontraient pas ou peu. Et quand elles se rencontraient, ça relevait plutôt du dialogue de sourds. Il y avait la sphère des politiques (Imbert, Boissard, Lettron, etc.), qui discutait du projet mouvementiste à proprement parler. Et il y avait « l’équipe info », qui était composée de jeunes qui partageaient le projet d’une radio différente, mais dans le cadre de leur aventure professionnelle : Vincent Giret, Anne Chemin, Laurent Doulsan, Fidel Navamuel, etc. Il y avait donc deux avancées en parallèle.

Dès qu’on a obtenu l’autorisation, j’ai compris que le projet original ne tiendrait pas. Il y a cette phrase célèbre de Lénine qui aurait dit, au cours d’une réunion politique : « Ils sont quand même extrêmement doués pour être les représentants d’une classe qui n’existe pas en Russie ! ». Nous, au moment même où nous obtenions notre autorisation, nous devenions le lieu d’expression d’un mouvement social qui n’existait plus ! Il y avait là tous les ingrédients pour déraper vers la secte, ce à quoi nous avons fort heureusement échappé !

Donc, il est très vite apparu qu’il fallait transformer la station en une radio professionnelle d’information, et, si possible – puisque nous avions eu cette intuition avant d’autres – d’information en continu. Une radio qui essaierait par ailleurs de se rappeler d’où elle venait, donc qui ferait un journalisme pas simplement institutionnel, mais qui rende aussi compte de la vie réelle de la société.

T. L. – Étiez-vous sensibles à ce qui faisait à côté de vous ? Je pense à Radio Gilda et Radio Tomate.

Y. D. – Quand je parlais de Radio Tomate, c’était pour expliquer ce que je ne voulais absolument pas. C’était un vrai risque, mais c’était une aventure qui ne m’intéressait pas. Nous étions, de ce point de vue, beaucoup plus proches de Radio Gilda. Malgré des histoires et des parcours politiques très différents, nous arrivions aux mêmes conclusions sans jamais vraiment nous rencontrer.

T. L. – Aviez-vous eu, dès le départ, cette idée de faire de l’information en continu ?

Y. D. – Non. De 1981 à 1983, nous avions entièrement polarisé notre énergie pour que le projet de radio du mouvement social de Fréquence Libre ne soit pas qu’une auto-proclamation. Toute cette première période a été une bataille de regroupement. Pendant ce temps, on tâtonnait beaucoup sur le terrain de la radio proprement dite. Et personnellement, en vieux rat de la politique, j’avais l’intime conviction que le tâtonnement était complètement secondaire : ce qui comptait, c’était d’arriver à mener à bien le projet et d’avoir, à l’arrivée, une radio de la gauche mouvementiste indépendante autorisée.

Une fois cette phase-là accomplie, la question du projet et de sa faisabilité a réoccupé toute la place. Et là, j’ai tout de suite pensé qu’on ne s’en sortirait pas… et qu’il fallait donc aller vers une radio d’information professionnelle, qui ne se contente pas de l’information institutionnelle, mais qui rende compte de la diversité des bruits du monde.

Pour cela, j’ai entrevu trois types de solutions : premièrement, il fallait nous rapprocher du monde des professionnels de la presse, d’où toute une série de contacts pris ; deuxièmement, il fallait trouver des partenaires financiers ; troisièmement, il fallait assurer la trans-croissance interne de cette radio vers une autre radio. Les trois tentatives ont échoué et donc, à la fin 1985, dans un concours de circonstances ubuesque, j’ai décidé de vendre la radio. Ce fut ma décision.

T. L. – À cette époque, plusieurs solutions ont été envisagées…

Y. D. – Nous avons pris une multitude de contacts. Mais la fin de l’histoire a été la suivante : on a passé un accord, sur la base d’une charte pour une radio indépendante progressiste et mouvementiste, avec la Fédération nationale des mutuelles de travailleurs (FNMT), mutuelle liée au Parti Communiste et tenue en réalité par les « rénovateurs » du parti. En réalité, on passait un accord « lourd » avec les rénovateurs, et sa formalisation juridique se faisait par le biais de la FNMT. Les rénovateurs étaient représentés par Jacques Bidou et Jean-Pierre Mabille.

Ça nous amenait, si mes souvenirs sont bons, un budget annuel d’un million de francs qui permettait de relancer la machine. Et le « deal » était de prendre Claude Villers comme « locomotive ». Moi, je n’étais pas très chaud, d’abord parce que je souhaitais que chacun reste à son degré de compétence : Claude Villers était un bon conteur, c’était un bon homme de radio, mais sur un projet de station, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y comprenait rien. Par ailleurs, on avait des rapports humains particulièrement conflictuels.

Il s’est avéré que l’accord avec la FNMT reposait non pas sur un accord avec les rénovateurs, mais sur un accord au sein de la FNMT entre les tenants de la ligne du Colonel-Fabien et les rénovateurs. Donc, il y avait des poupées gigognes et on ne savait jamais exactement à qui on avait affaire. Tantôt on rencontrait des gens ouverts, tantôt on discutait avec des staliniens. Ça commençait à nous fatiguer. Et plusieurs choses nous ont indiqué que les rénovateurs travaillaient avec Claude Villers pour essayer de nous retirer notre radio…

En pratique, j’étais un peu usé par les batailles politiques, je n’avais plus envie d’y investir du temps et de l’énergie. J’ai expliqué à tout le monde que l’argent qu’ils nous avaient versé leur serait intégralement remboursé. J’ai obtenu un délai d’un mois pour le faire. J’ai donc vendu en catastrophe la station à Radio Monte-Carlo, en la personne de Jaques Taquet,  le chef de cabinet de Jean-Pierre Hoss. C’était un homme très bien, un homme de parole, simple, net, clair, précis.

On a donc vendu la radio, on a remboursé les dettes qu’on avait accumulées, ainsi que l’argent que nous avait avancé la FNMT. Il a dû rester quelques centaines de milliers de francs, que les gestionnaires de la station se sont partagés de façon assez inégalitaire. J’en ai gardé une part significative, mais ça me paraissait assez normal, vu le nombre d’années pour services rendus.

T. L. – Je crois savoir que Havas était également dans la compétition…

Y. D. – Il y a eu de très longues négociations avec Havas, mais elles n’ont jamais abouti car elles tournaient en rond. On a également été approchés par plein de gens : Fun Radio, Radio Nostalgie, etc. Mais la vente de la radio n’avait jamais été envisagée. Elle n’a été actée comme ultime recours qu’au dernier moment, quand la seule solution construite nous pétait dans les mains. Donc, comme il n’y avait plus d’objectifs, il n’y avait désormais plus de raisons de s’opposer à la vente. Tant qu’à faire, je préférais vendre la station à une institution propre comme Radio Monte-Carlo, plutôt qu’à un aventurier. Et surtout, je n’avais pas construit une radio pour l’abandonner à des staliniens. Ça, c’était hors de question !

Je me rappelle d’un long article d’Annick Cojean dans Le Monde, quelques jours après la vente de Fréquence Libre. Ça m’avait tellement déprimé que j’aie pris ce soir-là la plus grosse cuite de ma vie. Cet article résumait très bien notre aventure.

T. L. – D’autres souvenirs ?

Y. D. – Je me souviens d’une anecdote extraordinaire. Nous avons eu des négociations avec Europe 1, qui cherchait elle aussi à s’implanter sur la FM parisienne. Nous avons par exemple rencontré Jean-Pierre Elkabbach. Il nous avait expliqué combien une radio d’information continue était infaisable. Je rends hommage à la perspicacité et aux capacités d’anticipation de cet homme. Mais bref…

Nous étions en discussion plus précisément avec Philippe Gildas. Je me souviens que le directeur financier d’Europe 1 est venu un jour dans les modestes locaux de Fréquence Libre. Il a posé sur la table un chèque de 4 millions de francs ! J’ai pris le chèque, je lui ai rendu en disant : « Non ! ». Je me souviens que Philippe Gildas, qui était présent, m’a serré la main  en me disant : « Vous savez que c’est très rare ! ». Il avait l’air particulièrement ému, j’en ai été touché. Le directeur financier, lui, était consterné : sa toute-puissance avait échoué à nous faire plier.

En définitive, le paradoxe c’est qu’on a vendu notre station pour beaucoup moins : 2,2 millions de francs, si mes souvenirs sont exacts. On devait avoir 1 à 1,2 million de dettes, 800 000 francs pour la FNMT. Il a dû nous rester 200 à 300 000 francs que nous nous sommes partagés.

Fréquence Libre, ça a été une belle aventure. Mais très très dure. En sortant de cette histoire, après quinze ans de luttes collectives, que ce soit dans les mouvements sociaux, à l’OCT ou à la radio, j’ai eu la phobie du travail collectif. Même aujourd’hui, je ne peux travailler que tout seul. J’en suis sorti très éprouvé, presque laminé.

J’aurais tendance à penser qu’il y a eu la phase groupusculaire, l’effondrement du groupuscule et ensuite une longue thérapie de pratiques sociales pour revenir à la société normalement constituée.

Ce qui fait que pendant la même période, les uns font ceci et les autres font cela ? Comment les folies individuelles viennent s’accrocher les unes aux autres pour devenir collectives ? Aujourd’hui encore, je n’en sais strictement rien…

Référence : « Vie et mort de Fréquence Libre. Entretien avec Yves Daudu », in T. Lefebvre (dir.), L’Année radiophonique 1985 (Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n° 125, juillet-septembre 2015, p. 45-55.

Entretien partiellement retranscrit par Thierry Lefebvre

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