Un entretien avec Jean-Marie Borzeix en mai 2014

Jean-Marie Borzeix (1941-2024) est décédé le lundi 18 mars 2024. Je l’avais rencontré longuement il y a une dizaine d’années. Voici une retranscription partielle de cet entretien, parue dans T. Lefebvre (dir.), L’année radiophonique 1984 (Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n° 121, juillet-septembre 2014, p. 7-22).

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Jean-Marie Borzeix a dirigé France Culture entre 1984 et 1997. Il a accepté de nous recevoir pour évoquer son arrivée à la Maison de la Radio en mai 1984, ainsi que ses premiers mois passés à la tête de la station. Comme nous pourrons le constater, cette année  fut capitale pour France Culture.

Thierry Lefebvre (T. L.) – Commençons par les circonstances qui vous ont conduit à entrer à France Culture…

Jean-Marie Borzeix (J.-M. B.) – Après avoir enseigné en Afrique du Nord, je suis rentré en France à la fin de l’année 1968 et j’ai été aussitôt engagé à Combat, comme journaliste chargé de l’éducation puis journaliste politique. Ensuite, avec Philippe Tesson, j’ai participé à la création du Quotidien de Paris. J’y ai été chef du service politique un bref moment, avant d’entrer aux Nouvelles littéraires, très bel hebdomadaire dont j’ai été le rédacteur en chef pendant cinq ans. Ces années passées dans la presse écrite ont été exaltantes, je songe à elles avec une grande nostalgie.

À la fin des années 1970, j’ai cependant été « débauché » pour faire un métier dont j’ignorais tout, celui d’éditeur. On m’a en effet proposé d’entrer au Seuil au moment où les fondateurs de la maison d’édition s’en allaient et étaient remplacés par Michel Chodkiewicz, une personnalité remarquable et hors du commun. Je suis devenu, à ses côtés, directeur littéraire, chargé notamment de la fiction, c’est-à-dire d’environ la moitié de la production de la maison. Une proposition comme celle-ci, venant du Seuil, ne se refusait pas, car c’était à l’époque la maison d’édition qui m’intéressait le plus : on y croisait dans les couloirs  Roland Barthes, Jean Cayrol, Edgar Morin, Jean Lacouture, Jacques Lacan, etc. J’étais donc rue Jacob quand la proposition m’a été faite de rejoindre France Culture.

Je rappelle brièvement les épisodes précédents parce que mon cheminement est, vous le constatez, assez brouillon et ne correspond pas vraiment à l’idée qu’on peut se faire d’une « carrière »…

T. L. – Pourquoi France Culture ?

J.-M. B. – Je commencerai par une anecdote. Au printemps 1984, j’ai rendu visite, à la Maison de la Radio, au président de Radio France et de RFI, Jean-Noël Jeanneney. Je n’étais pas de ses proches, mais je le connaissais pour lui avoir commandé des papiers pour Le Quotidien de Paris et Les Nouvelles littéraires : il était en effet un historien spécialiste des rapports entre l’argent et la politique et un fin connaisseur de la III^e République.

J’étais venu lui « vendre » quelque chose : je désirais en effet que Radio France parraine une rencontre que je souhaitais organiser à propos des littératures francophones, auxquelles je m’intéressais personnellement et dont Le Seuil était l’un des principaux relais parisiens. Une nouvelle génération d’écrivains faisait ses premiers pas, qui n’était plus celle de Senghor et Césaire et qui méritait de trouver un public. Je souhaitais donc organiser une grande manifestation pour faire connaître ces nouvelles littératures, si possible en partenariat avec France Culture. Jean-Noël Jeanneney me reçut avec sa gentillesse, son attention et son élégance habituelles. Le lendemain, il me rappela pour me dire : « Je suis d’accord sur l’idée, mais je souhaiterais que vous preniez le tout. » Après un moment d’hésitation, j’ai compris que ce « tout », c’était France Culture. Je savais que la station était en crise, car la presse en avait parlé et je crois savoir que c’est Alain Veinstein, alors conseiller de la présidence, qui avait avancé mon nom au cours d’une réunion.

J’ai beaucoup hésité, car on ne quitte pas les éditions du Seuil sur un coup de tête. Au bout de trois semaines d’insistantes et amicales pressions de la part de J.-N. Jeanneney, j’ai accepté. C’était un peu fou, et à plusieurs titres : la situation politique était difficile, l’audiovisuel vivait sous une nouvelle loi qu’il fallait roder, la relation entre la présidence de Radio France et le pouvoir dégradée, la crise de France Culture sérieuse. Je prenais en outre certains risques professionnels : j’ai en effet été engagé avec un contrat de dix-huit mois, ce qui ne permettait pas de voir bien loin. Or, j’avais charge de famille !

T. L. – C’était un CDD avant l’heure…

J.-M. B. – Et je les ai enchaînés : je suis resté plus de treize ans à Radio France et mon contrat a dû être renouvelé cinq ou six fois. Mais cette précarité était le lot de tous les responsables de chaîne.

On a prétendu que ma nomination était politique, or ce n’était pas le cas. J’avais écrit, il est vrai, un livre sur François Mitterrand en 1973, mais il ne m’avait pas valu que des félicitations de la part de son sujet[1]. En outre, Jean-Noël Jeanneney prenait au pied de la lettre la rupture du cordon ombilical entre le service public de l’audiovisuel et le pouvoir entérinée par la loi, il n’était nullement aux ordres. Il était au contraire très sourcilleux quant au maintien de son indépendance.

En outre, Jean-Noël Jeanneney prenait au pied de la lettre la rupture du cordon ombilical entre le service public de l’audiovisuel et le pouvoir entérinée par la loi, il n’était nullement aux ordres. Il était au contraire très sourcilleux quant au maintien de son indépendance.

J’arrive donc à France Culture, une radio que j’écoute un peu, sans plus.

T. L. – Quel était jusqu’alors votre rapport à la radio, et à France Culture en particulier ?

J.-M. B. – J’écoutais beaucoup les informations, comme tout le monde et peut-être un peu plus que tout le monde parce que j’étais journaliste. Je passais d’une radio de Radio France à l’autre, mais je n’étais pas familier de France Culture. Travaillant beaucoup et assez tard le soir, je n’avais pas beaucoup de temps pour écouter la radio, en dehors des bulletins d’information. J’écoutais un peu Les Nuits magnétiques, beaucoup plus régulièrement l’émission de Jean de Beer et Francis Crémieux, Le Monde contemporain, qui était l’un des rendez-vous vedettes de la station, le samedi matin. Ce sera pourtant une des émissions que je supprimerai, mais on en reparlera…

Donc je connaissais peu la station, je n’étais pas du tout un « homme de radio ». Je m’étais quelquefois exprimé devant un micro, quand on m’y avait convié. Mon expérience était plutôt mince ! Je connaissais Yves Jaigu, avec lequel j’avais de bons rapports, mais mon arrivée fut quelque peu fracassante et succéda à des épisodes douloureux – réduction du budget, affrontements de sensibilités politiques et de personnes – si bien qu’Yves Jaigu a refusé de me rencontrer avant de partir. Ce que j’ai regretté.

Je connaissais plusieurs des producteurs importants de la chaîne : Jacques Duchateau qui régnait sur Le Panorama, Claude Mettra qui s’occupait des Chemins de la connaissance (nous étions liés par une même admiration pour Michelet…), Roger Vrigny, qui était producteur de l’émission littéraire hebdomadaire… Et bien d’autres comme Alain Veinstein, Pierre Descargues, Olivier Germain-Thomas, que je voyais de temps en temps. Je n’arrivais pas dans un monde inconnu. Loin de là.

T. L. – Donc, vous aviez des relations avec un certain nombre de producteurs mis en place par Yves Jaigu… 

J.-M. B. – Quand on a été rédacteur en chef d’un hebdomadaire culturel comme Les Nouvelles littéraires et responsable d’une maison d’édition importante, on fait partie d’un monde assez vaste et fluide…

Je suis arrivé au mois de mai 1984. J’ai aussitôt découvert avec étonnement et une certaine appréhension, non pas tant le monde de la production intellectuelle des émissions et de la rédaction que le monde de la réalisation technique et artistique, en un mot de la fabrication matérielle des émissions. D’emblée j’ai cherché à établir des rapports étroits avec les services techniques de Radio France. J’ai réussi à le faire grâce notamment à l’entremise d’un des responsables des services techniques à qui je tiens à rendre hommage : Marcel Grenier, avec qui j’ai tissé une relation de confiance. Je n’ai malheureusement pas réussi à ce qu’il soit détaché sur la chaîne et appartienne à la petite équipe que j’entreprenais de constituer autour de moi. Mais grâce à lui, la collaboration entre la direction de la chaîne et la grosse machine des services techniques a été en général simple et efficace. Tel n’a pas été le cas avec la « régie des assistants », comme on disait, dont je découvrais l’existence au cœur de la maison avec étonnement. Celle-ci, qui rassemblait assistants et chargés de réalisation (ils étaient une soixantaine, me semble-t-il), jouissait d’une autonomie considérable. Je me suis heurté à ce pool qui constituait à mes yeux un monde opaque, qui imposait trop souvent ses desiderata à la direction de la chaîne, qui me semblait être une source d’embarras inutiles.

Donc, avec une naïveté confondante, je me suis lancé pendant l’été 1984 à l’assaut de cette citadelle et j’ai essayé sinon de l’abattre, tout au moins de réduire ses prérogatives pour faire en sorte que nous travaillions tous ensemble, au même rythme, que producteurs et personnels chargés de la réalisation cessent de perdre tant de temps dans des rapports de forces et des négociations inutiles.

T. L. – Vous vous y prenez comment ?

J.-M. B. – Je m’y prends très mal. J’y vais frontalement et, quand je préparerai la conférence de presse de présentation de la nouvelle grille à l’automne 1984, je devrai faire face à un mouvement de grève qui nous fera, Jean-Noël Jeanneney, Jean Izard et moi, reculer piteusement. La « Régie » était en effet l’une des structures de la maison sur laquelle s’exerçait la pression syndicale la plus forte.

T. L. – Ce que vous reprochiez à ce « pool », c’était son autonomie ?

J.-M. B. – C’étaient une lourdeur, une déperdition d’énergie, un manque de réactivité qui tenaient pour une bonne part à des façons de faire héritées de l’ancien ORTF. Je venais de la presse où j’avais aimé la réactivité des journalistes.  Il y avait des personnalités très compétentes, efficaces et extraordinairement disponibles dans ce « pool », la plupart d’ailleurs aimaient beaucoup leur métier, quelques-uns étaient de grands professionnels, mais il y avait cette lourdeur structurelle qui me semblait anachronique.

La bataille perdue, je me suis résolu à finasser, à contourner les obstacles plutôt qu’à les bousculer. Ce n’était pas glorieux, mais souvent efficace.

J’ai toujours rêvé de travailler en équipe. Quand je suis arrivé à France Culture, j’ai découvert avec stupéfaction que des collaborateurs qui travaillaient depuis des années faisaient connaissance en se croisant dans mon bureau. Une de mes premières initiatives fut de réunir fréquemment les collaborateurs de la chaîne, exactement comme j’avais fait dans les journaux. Dans la mesure où la radio ne s’interrompt pas, parce qu’elle est un continuum, j’avais imaginé que nous ferions tous les jours au moins une réunion plénière.  Mais ça ne pouvait pas se passer ainsi, pour des raisons que j’ai découvertes et qui sont propres à une radio comme celle-ci. Néanmoins il en est resté quelque chose : des réunions de travail se sont imposées qui ont renforcé les liens existant entre tous les acteurs de la vie de la chaîne.

Bref, pour quelqu’un qui arrivait de l’extérieur comme moi, qui ignorait le fonctionnement d’une grande entreprise de service public, ça a été une épreuve assez délicate et redoutable. Vers ce monde compliqué, j’arrivais avec des idées simples…

T. L. – Quelles furent les autres difficultés rencontrées ?

J.-M. B. – Il faut bien se remémorer le moment dont il s’agit. On était en 1984, les radios locales privées avaient envahi la bande FM. Un petit nombre d’entre elles était extrêmement prometteur en matière de recherches formelles, comme par exemple Radio Nova. La plupart assez conformistes, voire vulgaires. Mais pour France Culture, c’était la catastrophe ! Ce n’était pas l’apparition des nouvelles radios qui posait problème, mais sa conséquence technique : le tohu-bohu qui avait envahi la bande FM. La plupart des nouvelles radios privées se positionnaient où elles voulaient, sans vergogne, en utilisant des émetteurs dont la puissance variait selon les moments de la journée. Dans certaines zones périurbaines, c’était épouvantable, nous avions cessé d’exister !

En arrivant, j’ai découvert que France Culture était en train de couler, de perdre chaque jour de nouveaux auditeurs. Je ne crois pas exagérer en disant que c’était une radio en danger de mort. On recevait tous les jours des dizaines de lettres. On les entassait dans des grands sacs, on essayait d’y répondre tant bien que mal, mais on ne pouvait pas dire à nos auditeurs de nous écouter puisqu’ils ne pouvaient pas nous entendre. C’était donc un immense problème et j’eus à faire face à cette difficulté pendant les premières années. C’était un très grand souci !

T. L. – Ce n’était d’ailleurs pas un problème réservé à France Culture. France Musique était également handicapée…

J.-M. B. – Bien sûr. En plus, nous étions des radios de service public : nous ne pouvions donc pas enfreindre la loi. Nous, nous respections scrupuleusement les fréquences et les puissances qui nous étaient accordées. C’était vraiment démoralisant d’être ainsi entouré de tricheurs.

Un grand débat s’est ouvert au sein de France Culture pour savoir si nous devions, pour nous défendre, comprimer notre signal. Il a agité les esprits pendant plusieurs mois. Au nom de la qualité de notre « son », il a finalement été décidé de ne pas comprimer celui-ci. Je me suis résolu à ne pas m’opposer à un sentiment largement majoritaire parmi les producteurs, les réalisateurs et les techniciens, même si ce pouvait être une manière de mourir sabre au clair…

Le problème de la confrontation avec les radios privées était d’autant plus délicat à affronter qu’à cette époque, si la majorité de gauche, certes, soutenait les radios de service public et notamment France Culture, l’opposition de droite manifestait peu d’entrain pour voler à notre secours. Je crois me souvenir qu’un ancien président de la République avait suggéré qu’on devienne la chaîne des programmes éducatifs sur le modèle scandinave, une sorte de Radio Sorbonne aménagée en quelque sorte. Et il y avait sans cesse, à l’Assemblée nationale, quelques députés pour nous attaquer, au motif que nous n’avions pas assez d’auditeurs, que nous ne servions à rien, que nous gaspillions les deniers publics, etc. J’affûtais bien entendu mes arguments, faisant remarquer que France Culture coûtait moins cher que l’Opéra de Paris et touchait beaucoup plus de monde. On était donc extrêmement fragile, tant sur le territoire que dans le débat politique. Heureusement, quelques autres parlementaires se chargeaient de nous défendre, comme le sénateur Cluzel dont il ne faut pas oublier les prises de position, la constance et le sérieux du travail.

La période était, je le répète, assez épouvantable : quand NRJ a organisé sa grande manifestation en décembre 1984, en mobilisant des collégiens à la sortie des écoles, la méthode nous avait paru honteuse, mais que pouvions-nous faire contre cela ? Nous ne pouvions pas demander à nos auditeurs de descendre à leur tour dans la rue, ce n’était pas possible !

T. L. – Vous souvenez-vous des radios qui brouillaient France Culture ?

J.-M. B. – Un très grand nombre parmi les plus grosses et les plus commerciales ! Tout l’Est parisien était un grand trou noir… 

Heureusement, on a constaté assez vite que, sur le fond, nous n’avions pas vraiment de concurrence. Quelques radios associatives, dans certaines régions, tentaient certes des expériences intéressantes, mais avec des moyens trop faibles. On avait également de bons relais pour nous défendre : les stations locales de Radio France. Elles ont fait de leur côté du très bon travail, avec, dans certaines régions, des audiences remarquables, surtout dans les zones rurales. Pour le reste, on s’est aperçu assez vite que la plupart de ces radios, qui disaient au début vouloir élargir la palette de l’offre radiophonique, proposaient des programmes sans grande originalité qui ne concurrençaient pas les nôtres.

T. L. – C’est également à ce moment-là que les radios de FR3 rejoignent le giron de Radio France… Donc, résumons-nous : en 1984, le contexte politique est incertain, une partie du personnel de France Culture est rétive aux changements que vous souhaitez impulser et la station est difficilement audible, en particulier à Paris et dans sa banlieue. J’imagine qu’à votre arrivée, vous formez une équipe : quelles sont les personnes qui vous entourent ?

J.-M. B. – Je suis arrivé à France Culture avec très peu de monde. J’y ai trouvé Claude Perbost, l’administrateur, qui était aux côtés d’Yves Jaigu. C’est elle qui m’a accueilli à la Maison de la Radio début mai 1984. Je découvris rapidement ses qualités de sérieux et sa loyauté, son bureau était le plus proche du mien. J’ai souhaité qu’elle reste avec moi. Nous avons travaillé ensemble pendant près de quatorze ans, et je lui suis très redevable.

Je suis arrivé accompagné d’un journaliste/poète, un ancien des Nouvelles littéraires : Gilles Plazy. Comme moi, il ne connaissait pas grand-chose à la radio : c’était un handicap et un atout. Il devint un conseiller de programmes inventif. Mais il eut beaucoup de mal à supporter les lourdeurs de la maison et certaines brutalités dans les rapports entre les personnes, inévitables quand il s’agit de faire une nouvelle grille de programmes. Il y a un moment où il faut prendre des décisions qui ne sont pas faciles à prendre. J’éprouverai, pour ma part, la dureté de ce moment-là quelques mois après mon arrivée quand la décision a été prise de ne pas renouveler les contrats de plusieurs producteurs parmi les plus anciens. Croyez-moi, ce n’est une partie de plaisir pour personne, ni pour celui qui prend la décision et porte la nouvelle, ni pour celui qui la reçoit.

Afin de renforcer l’équipe de direction, j’ai souhaité que nous rejoigne un jeune producteur de France Musique et  du Programme musical de France Culture, qui avait une bonne connaissance des rouages de la production et des réseaux traversant les diverses structures de la maison : Jean-Loup Graton. Sympathique, expérimenté et pragmatique, il joua un rôle précieux auprès de moi en m’initiant aux arcanes de la maison. Je m’en voudrais de ne pas évoquer les noms de deux jeunes réalisateurs qui participèrent aussi à mon initiation : Jean Couturier et Jacques Taroni. L’un et l’autre, disparus avant de vieillir, m’ont beaucoup apporté. C’est à eux notamment – avec Alain Trutat – que je dois d’avoir découvert et compris ce qu’est « le son », d’avoir perçu les enjeux de la création radiophonique.

Après quelques jours d’hésitation, j’ai en effet décidé de garder auprès de moi Alain Trutat. Bien qu’il fût une personnalité quasi légendaire de la radio, il ne comptait pas que des amis dans les couloirs, plusieurs personnes m’avaient même mis en garde contre lui. Mais deux ou trois rencontres en tête-à-tête vinrent à bout de mes hésitations. France Culture ne pouvait se passer de lui. À sa manière, inimitable, grâce à sa grande culture, à ses curiosités, il était le plus déroutant et le plus stimulant des conseillers de programme.

Pour réformer le secteur difficile des « dramatiques », comme on continuait à dire, de la « fiction », comme on dit aujourd’hui, j’ai demandé à un réalisateur connu et respecté, Georges Peyrou, de venir rejoindre l’équipe de direction, et épauler Alain Trutat. Il avait du caractère, il en fallait pour organiser et faire évoluer cette entreprise de spectacles méconnue qui était pourtant le premier employeur de comédiens en France. La quinzaine de réalisateurs qui travaillaient dans ce domaine n’étaient d’ailleurs pas assez nombreux pour être à la hauteur de la tâche. Même après la légère diminution des heures hebdomadaires de dramatiques imposée par les réductions budgétaires de l’année 1984. (On ne procédera à un recrutement sur concours de nouveaux réalisateurs que plusieurs années plus tard.)

Plusieurs collaborateurs immédiats d’Yves Jaigu auraient souhaité que je les garde auprès de moi, ce ne fut pas possible. Avec la plupart d’entre eux qui, comme Michel Cazenave, conservèrent des responsabilités importantes dans la grille de programmes, s’établit une relation fondée sur un modus vivendi accepté de part et d’autre. Les choses ne se font pas toujours parce qu’on le veut, mais aussi parce qu’il y a un enchaînement des décisions qui devient lui-même un élément de la décision.

Donc, j’ai mis en place autour de moi une équipe réduite. Et je ne le regrette pas. Il faut dire que ma porte était toujours grande ouverte, quand je ne recevais pas quelqu’un. Tous les collaborateurs savaient qu’ils  pouvaient franchir le seuil de mon bureau à tout instant, pourvu que la porte fût ouverte. Sans oublier que beaucoup de grands et beaux projets sont nés de conversations entamées dans les couloirs…

T. L. – Que devient Alain Veinstein ?

J.-M. B. – Sans doute, au fond, aspirait-il à diriger lui-même la chaîne. Mais il me fit part de son souhait, pour le moins inattendu, d’être le producteur de l’émission matinale que nous avions le désir de mettre en place. C’était aussi, me semble-t-il, un défi qu’il se lançait. Il fut ainsi pendant quelques mois, au démarrage des nouveaux programmes, le producteur inattendu d’une émission en direct qui rechignait à traiter vraiment de l’actualité et qui ne cessait d’inventer sa formule… Expérience étrange qui ne manquait pas d’allure.

T. L. – Comment se passe vos premiers contacts avec la station ?

J.-M. B. – J’ai commencé par écouter, et écouter, et encore écouter France Culture. Et il m’est aussitôt apparu qu’il fallait changer plusieurs choses. Il était ainsi évident que cette radio ne pouvait continuer à cesser d’émettre pendant la nuit. On l’a oublié, mais le soir à minuit et le matin à sept heures, on avait droit à une petite et solennelle Marseillaise ; entre les deux, rien ! Une des premières choses que j’ai essayé de mettre en œuvre (je n’ai pas pu le faire tout de suite, faute de budget, mais ça n’a pas tardé : ce sera fait dès janvier 1985), c’est la continuité d’antenne, c’est le programme de nuit. Une radio nationale se doit d’émettre 24 heures sur 24. Surtout au moment où des centaines de radios privées habitent la bande FM et ne se gênent pas pour occuper les espaces vides.

La deuxième chose qui me choquait, c’est que le matin, France Culture n’avait pas d’émission d’ouverture d’antenne : c’est-à-dire une émission essentiellement en direct et irriguée par l’actualité. Dites-vous bien que cette idée-là, qui pour moi était évidente, n’était pas recevable comme telle par beaucoup de producteurs de la chaîne. Certains m’ont immédiatement reproché de vouloir faire du journalisme, et il n’y avait pas pire injure dans leur bouche ! Tout cela a l’air rétrospectivement anodin, mais à l’époque c’était essentiel. Le programme matinal qu’Alain Veinstein souhaita assumer, au début, témoigne des résistances que nous rencontrions. Et de nos tâtonnements.

La troisième chose qui me gênait, c’était une tonalité générale de l’antenne. J’ai compris assez vite qu’il fallait faire un grand travail sur la transition des émissions. Que se passe-t-il quand une émission se termine et qu’une autre commence, et quand il s’agit de deux producteurs différents qui traitent de sujets différents, et qu’il ne s’agit surtout pas d’instaurer des moments de badinage futile comme il y en a sur d’autres radios ? On a réuni très vite un groupe de travail sur ce sujet, et s’est posée aussitôt la question délicate des speakers (il y en avait trois ou quatre). On a fait évoluer l’habillage d’antenne, on a beaucoup bricolé, on a avancé à petits pas.

J’avais l’audace de penser qu’il était possible à la fois de gagner de nouveaux auditeurs et de ne pas perdre les anciens, ou au pire de ne pas en perdre plus qu’on en gagnait. Aux Nouvelles littéraires, je m’étais donné un objectif semblable, et j’avais réussi en partie à l’atteindre. Je souhaitais que cette radio unique au monde n’apparaisse pas comme plus désuète qu’elle était, sous la pression des radios locales privées qui qualifiaient de « ringards » tous ceux qui ne leur ressemblaient pas. Dans cet esprit, je souhaitais qu’il y ait davantage de direct à certains moments bien précis de la journée. Il ne s’agissait absolument pas de mettre du direct partout, loin de là ! Depuis, on en a fait beaucoup plus et peut-être un peu trop. Mais il fallait absolument des respirations nouvelles et des moments de direct sur la chaîne.

T. L. – Parce que, jusqu’alors, la quasi-totalité des émissions étaient enregistrées… D’où également cette lourdeur que vous signaliez précédemment.

J.-M. B. – Ce n’est pas le même travail de faire une émission en direct et de faire une émission en différé, même si certaines émissions en direct étaient extraordinairement préparées. Je l’ai dit et répété : direct ne signifie nullement débraillé.

T. L. – Vous souvenez-vous de votre premier jour à la Maison de la Radio ?

J.-M. B. – Je suis arrivé le 8 mai 1984. Il n’y avait personne en dehors des techniciens de « l’écran », qui surveillaient les bandes magnétiques qui tournaient sagement devant eux car ce jour-là il n’y avait que des émissions enregistrées. Claude Perbost, dont je faisais la connaissance, m’a fait visiter des bureaux vides. Elles ouvraient les portes avec son passe, les unes après les autres, les refermait après que j’avais salué les ombres des absents désignés par leurs noms et les places qu’ils occupaient. C’était instructif, mais sans doute pas le meilleur moyen de faire connaissance avec le personnel. J’avais un magnifique bureau bleu nuit, très années soixante, donnant sur la Seine, équipé d’un instrument de travail qui m’apparut d’emblée comme extrêmement précieux : une grande table noire autour de laquelle pouvaient se rassembler une quinzaine de personnes. Étant donnée ma propension à réunir les gens, c’était vraiment une aubaine !

T. L. – Pouvez-vous m’en dire plus sur la crise qui a précédé votre arrivée ?

J.-M. B. – Je ne voudrais pas relater des événements dont je n’ai pas été témoin. Pour moi, c’était une crise qui a opposé, pour des raisons psychologiques peut-être plus qu’autre chose, le président de Radio France et le directeur de France Culture. Ils se connaissaient, mais une mésentente s’était instaurée entre eux. Ce n’étaient pas les mêmes tempéraments, ni les mêmes formations. L’un était plutôt cartésien, l’autre fasciné par les quêtes spirituelles. On était dans une époque de grands clivages idéologiques, pas vraiment politiques, d’un autre ordre. Il est vrai que France Culture était très engagée dans la recherche spirituelle illustrée par le fameux Colloque de Cordoue. Tout ça, je pense, a dû jouer. Jean-Noël Jeanneney venait d’un autre monde de par sa tradition familiale, il appartenait à des courants de pensée qui remontent aux Lumières. Il y eut sans doute des mésententes et des crispations de part et d’autre. Mais, je vous le répète, je n’étais pas là pour en juger.

En tout cas, quand je suis arrivé, la situation était assez dégradée, les coupes budgétaires avaient entraîné un mouvement de protestation du personnel. Il y avait eu des réunions houleuses. Au cours d’une d’entre elles, Jean-Noël Jeanneney, qui avait accepté de descendre dans l’arène, s’était fait prendre à partie par plusieurs producteurs. Autant dire qu’une atmosphère plutôt tendue entourait les chantiers que nous ouvrions sur la tonalité générale, la continuité d’antenne, la place des directs, etc.

Dans le même temps, je devais prendre en compte la réflexion menée par une commission créée par la présidence de Radio France afin de m’aider à trouver une issue à la crise. Celle-ci, qui réunissait quelques collaborateurs de la chaîne, était dirigée par Olivier Germain-Thomas. Je peux avouer aujourd’hui que j’ai pris connaissance de ses conclusions – qui étaient pour la plupart de bon sens – d’une oreille plutôt distraite. Il fallait certes consulter, mais il fallait aussi mettre les mains dans le cambouis pour tailler dans le vif et construire de nouveaux programmes. Ce qui a été fait pendant un été aux vacances particulièrement courtes. La tâche était en effet considérable car, avec le soutien solide et amical du président, je me suis efforcé d’apporter des réponses à la hauteur de la mutation du monde radiophonique en cours. La multiplication des radios locales privées, l’afflux des jeunes vers la radio en général, les nouvelles façons d’écouter, ainsi que la « fossilisation » d’une partie des programmes de France Culture imposaient que les changements soient importants ; il fallait donner un vrai coup de rein. Un changement à dose homéopathique n’aurait pas été suffisant. C’est ainsi que nous avons finalement créé ou sérieusement transformé une quarantaine d’émissions. C’est beaucoup. Aujourd’hui, je me dis que c’était peut-être trop…

T. L. – Venons-en aux changements de programme proprement dits…

J.-M. B. – Qu’avons-nous changé ? Le matin, le programme de début de journée d’abord. Parce que c’est l’heure de grande écoute pour toutes les radios, même pour France Culture, en dépit des arguments avancés par les nombreux collaborateurs hostiles à la création d’une émission en direct irriguée par l’actualité, je l’ai déjà dit. Nous avons également confié une demi-heure de plus au Panorama : l’émission devint le grand rendez-vous de la mi-journée en semaine, un lieu de débat quotidien. Je crois beaucoup aux débats d’idées, j’aime ça ! Et je dois dire que France Culture avait devant elle un beau terrain à conquérir : je constatais en effet qu’elle n’était pas ou peu écoutée par beaucoup d’intellectuels. Dans cet esprit, on créa aussi une émission en public, Le Grand Débat, avec l’historien et chroniqueur Jacques Julliard. Celle-ci était diffusée en partie en direct depuis l’un des grands studios de la Maison de la Radio, et le public fut tout de suite au rendez-vous. Il fallut cependant attendre 1986, pour le voir en masse, ce public friand de débats, quand il se précipita aux « Rencontres de Pétrarque » réunissant chaque année à Montpellier des intellectuels venus de tous les horizons. Mais ceci est une autre histoire.

Il y eut aussi Le Pays d’ici, émission à laquelle je tenais énormément et qui était diffusée quatre jours par semaine, en fin d’après-midi. Pourquoi cette émission ? Premièrement, je l’avoue, sans doute parce que j’étais provincial ! Deuxièmement, parce que j’éprouvais combien il était dangereux de ne pas échapper aux cercles parisiens : il se passait tellement d’événements en province, pourquoi ne donner que des rendez-vous culturels à Paris ? Troisièmement, je pensais que chaque déplacement en province était une occasion de se faire connaître sur le terrain, de bénéficier d’articles dans la presse locale, d’échos dans les journaux de FR3, ainsi que je l’avais vu faire en accompagnant, quand je travaillais au Seuil, des auteurs en tournée de promotion. C’était enfin une occasion d’aller au-devant de nos auditeurs qui n’en croyaient pas leurs yeux de voir arriver le car studio de France Culture aux couleurs vives et de découvrir les visages de Laurence Bloch (qui rejoindra l’équipe de direction un peu plus tard),  Geneviève Ladouès, Yves Laplume, Sylvie Andreu, Marion Thiba… J’ajouterais que Le Pays d’ici était l’occasion rêvée de former des équipes soudées réunissant techniciens, chargés de réalisation et producteurs, de faire oublier les querelles de clochers organisationnels. C’était pour des raisons évidentes, une émission coûteuse. C’était aussi une émission complexe, parce qu’il fallait d’abord envoyer une équipe faire plus qu’un repérage : car il ne s’agissait pas de faire un direct improvisé, mais de faire une émission à la fois en direct et élaborée, avec « de la matière », « du son », des reportages enregistrés. Donc l’équipe partait en repérage, elle enregistrait, elle montait. Il y avait un gros travail en amont, avec une équipe technique dédiée, un car aux couleurs de France Culture qui se déplaçait sans cesse. L’émission se faisait soit en « démonté », comme on dit, soit dans notre vaillant car studio.

Je ne peux malheureusement pas passer en revue toutes les nouvelles émissions. J’insisterai sur le Le Bon Plaisir, le samedi après-midi. C’était une émission de prestige de trois heures, qui constitue un extraordinaire vivier d’archives pour l’histoire culturelle de notre temps. Je me souviens particulièrement que la première émission, consacrée à Marguerite Duras, était l’œuvre de Marianne Alphant, qui travaillait au Centre Pompidou. Je tenais en effet à ce que des personnalités extérieurs, étrangères à la radio, y collaborent régulièrement. C’est ainsi que j’ai confié par exemple plusieurs émissions à François Maspero, dont j’avais édité au Seuil le beau roman Le Sourire du Chat. Plus tard, je lui ai demandé de faire un long reportage à travers la Chine avec Marie-Dominique Arrighi, une des plus talentueuses chargée de réalisation. Au retour, le montage et la réalisation de l’émission durèrent plusieurs mois, mais le résultat fut à la hauteur de l’investissement !

Comme il est habituel dans le service public de l’audiovisuel, une majorité d’émissions est confiée à un producteur pour la durée d’une saison. Cette pratique, qui a le mérite de préserver l’autonomie et la liberté des producteurs, repose sur une relation de confiance entre eux et la direction de la chaîne, sur une délégation concédée et acceptée. Mais elle a aussi pour conséquence de constituer souvent des « fiefs », des « enclos », rétifs à toute mobilisation et action commune. Afin que la radio ne soit pas découpée systématiquement en « baronnies », et « ficelée », j’ai tenu à ce que nombre d’émissions n’aient pas de producteurs attitrés, mais soient confiées au coup par coup à des « producteurs tournants ». C’était déjà le cas des Chemins de la connaissance, ce sera le cas du Bon Plaisir, de Grand Angle (le documentaire du samedi matin), de nombreuses émissions de transmission du savoir d’une heure et demie en matinée, etc. Ces producteurs tournants étaient difficiles à gérer, aussi les confiait-on, autant que possible, à des équipes de production expérimentées. Avec eux, on prenait des risques, mais on obtenait des réussites exceptionnelles. J’avais le souci d’éviter, grâce à eux, un formatage excessif des émissions, qui est un danger récurrent. En travaillant de temps en temps à France Culture, ils se formaient sur le tas. Beaucoup ont ainsi acquis des qualités professionnelles remarquables.

Mine de rien, nous avons sensiblement rajeuni la chaîne. J’avais moi-même une quarantaine d’années. J’étais entouré de producteurs et assistants de réalisation qui n’avaient pas trente ans. Il n’était pas sans importance que les équipes de France Culture – qui ne cultivaient pourtant nullement le « jeunisme »  – appartiennent à la même génération que celles des radios privées.

Il fallait tenir compte du monde qui changeait et de l’air du temps. Plusieurs émissions ont été créées pour répondre à ce besoin. Je songe par exemple à Voix du silence, une émission du samedi matin consacrée aux droits de l’homme et confiée à Antoine Spire, que je connaissais depuis l’époque où il était l’un des responsables des Éditions sociales. Ou encore à Fréquence buissonnière de Marie-Hélène Baconnet, probablement l’une des premières, sinon la première, des émissions consacrées à l’écologie et aux problèmes de l’environnement.  Je pourrais en citer d’autres, comme Archéologiques.

Vous n’avez peut-être pas oublié que tout a commencé par la démarche innocente que j’ai faite dans cette maison au début de l’année pour monter une manifestation consacrée aux littératures francophones. Le projet n’est pas resté sans lendemain. La rencontre aura lieu au cours du Salon du Livre 1985 au Grand Palais. Elle sera préparée par l’émission Antipodes de l’écrivain Daniel Maximin, rendez-vous des littératures francophones dès le lancement de la nouvelle grille. Je devrais aussi mentionner l’émission quotidienne Poésie sur parole dont s’occupera André Velter, ou la nouvelle émission de science, de Stéphane Deligeorges, dont les qualités pédagogiques s’étaient imposées à moi aux Nouvelles littéraires. Et puis comment ne pas parler des Décraqués, qui allaient donner naissance aux Papous dans la tête, le futur rendez-vous culte du dimanche, en rendant hommage à Bertrand Jérôme dont j’ai apprécié la tolérance et la générosité. Il faudrait aussi citer diverses émissions d’archives, en attendant les grands entretiens d’À voix nue qui naîtront l’année suivante. J’attachais en effet beaucoup d’importance à l’une des missions évidentes de France Culture qui est de confectionner sans cesse de nouvelles archives et de mettre en valeurs les plus anciennes et les plus originales. Pour valoriser ces archives, au moins deux espaces allaient être réservés dans la nouvelle grille hebdomadaire à la rediffusion d’archives. En attendant la naissance des Nuits…

L’objectif, c’est de faire ce que les autres ne font pas. Et lorsqu’on faisait ce que les autres faisaient, de le faire d’une manière tout à fait originale. Telle était la règle que je ne cessais de répéter, et au fur et à mesure que nous avancions, je découvrais que c’était très compliqué. Il fallait rappeler à l’ordre certains producteurs : « Non, vous n’êtes pas à France Inter, vous n’êtes pas sur une radio associative. Vous êtes sur France Culture ! ».

T.L. – Quels furent les producteurs de l’« ère Jaigu » qui comptèrent le plus pour vous ?

J.-M.B. :- Ils sont nombreux. Pierre Descargues fut extraordinairement disponible. Il a été un pivot de cette radio. Il travaillait certes dans le domaine des arts plastiques, mais il était curieux de tout et extrêmement attentif aux auditeurs. C’était le seul producteur, disons l’un des seuls pour être gentil, à souhaiter avoir des échanges au téléphone avec ses auditeurs à la fin de chacune de ses émissions. Il terminait Les Arts et les Gens le lundi après-midi, puis il enchaînait sur une ou deux heures de discussions téléphoniques avec les « gens ». Il acceptait même de se charger de répondre aux questions concernant la chaîne dans son ensemble.

Claude Dupont, qui innova dans l’art de recueillir la parole des gens ordinaires, eut l’élégance de refuser d’être associé à la décision de supprimer un certain nombre d’émissions dont les producteurs étaient de ses plus anciens collègues.

Je veux rendre également hommage à Jacques Fayet, qui s’occupa des Nuits de France Culture. Dès le début de l’été 1984, je lui confiais le chantier du futur programme nocturne. C’était très compliqué, parce que nous ne disposions que d’un petit budget. Et, surtout, il fallait examiner au plus près les problèmes de droits, car la multidiffusion changeait la donne. Bien entendu, l’Institut national de l’audiovisuel fut un de nos principaux interlocuteurs.

T.L. – J’imagine que vous aviez également repris en main la communication de la station…

J.-M. B. – Oui, bien sûr. Au moment du lancement de la nouvelle grille de programme, en octobre 1984, on a envoyé l’information à une dizaine de milliers d’auditeurs fidèles, qui s’étaient signalés auprès de nos services pour se renseigner, se plaindre des congestions de la bande FM et nous soutenir. On fit dessiner un nouveau logo, légèrement différent du précédent. Je tenais à ce qu’on adopte un certain type de caractères typographiques dérivé du Garamond. Je crois me souvenir que, influencés par quelque publiciste, nous avons supprimé le tiret entre France et Culture, sans que cela eût la moindre signification subliminale…

Nous avons adopté un nouvel indicatif (qui me donne une bouffée de nostalgie chaque fois que je l’entends !). Nous avons fait un peu de publicité sur les chaînes de télévision du service public (notre film publicitaire, accueilli gracieusement, avait le mérite d’exister : nos auditeurs n’en revenaient pas : vous avez vu, France Culture fait de la publicité…). En dehors de ces apparitions télévisées, presque rien ailleurs étant donné notre modeste budget. Nous avons adopté un nouveau slogan : « France Culture, c’est l’aventure », qui allait au-delà de nos objectifs affichés, qui nous faisait plaisir, qui était un peu de l’esbroufe. Mais nous souhaitions répondre à une demande latente que nous devinions et toucher de nouvelles générations. J’ai par ailleurs créé un petit service chargé de la promotion et j’ai développé le service de presse. Notre pauvreté relative nous contraignait à être inventif. C’est ainsi que j’ai réussi, à la fin de l’année 1984, à convaincre Emmanuel Hirsch, jeune philosophe hors du commun attiré par la radio, de prendre en main la minuscule cellule chargée de la promotion. Il devait y faire merveille. Avec des moyens dérisoires, nous nous sommes ainsi efforcés de devenir plus visibles.

T.L. – Vous souvenez-vous de moments particulièrement difficiles ?

J.-M. B. – Il y eut de sérieux affrontements autour des émissions du samedi matin. Il faut dire que c’était un créneau horaire très privilégié : ceux qui avaient un travail régulier, qui ne pouvaient pas écouter la station durant la semaine, l’écoutaient le samedi matin. Quand je suis arrivé, l’émission de Francis Crémieux et Jean de Beer, Le Monde contemporain, était une émission vedette. Même s’ils se répétaient beaucoup, les deux protagonistes avaient de fortes personnalités, de solides convictions, le goût de la polémique, le sens du théâtre. Il n’en fallait pas plus pour faire une bonne émission.  En arrivant à France Culture, je ne comptais pas supprimer Le Monde contemporain, mais je fus amené rapidement à le faire à cause d’une série d’événements imprévus.

Il faut dire qu’un incident porta un mauvais coup à notre relation dès le début.  Au cours de l’émission du samedi qui suivit l’annonce de ma nomination, Jean de Berr s’autorisa en effet à lancer un appel pathétique au micro pour demander aux auditeurs de voler au secours de leur radio menacée de « mort subite ». Je n’avais pas encore mis les pieds à la radio et j’entendais cela ! C’était inadmissible. J’ai décroché aussitôt mon téléphone et j’ai demandé à parler à Jean de Beer avant qu’il sorte du studio. Je lui ai passé un sérieux savon, vous l’imaginez. C’est à la suite de ce coup d’éclat qu’a été lancée l’idée d’une « Association des auditeurs de France Culture » ; celle-ci ne pouvait pas ne pas porter la marque des conditions de sa naissance. Mais je ne vais pas vous relater toutes les étapes de la dégradation de ma relation avec les deux compères du samedi…

T.L. – Donc, cela ne venait pas d’Yves Jaigu?

J.-M. B. – Non, je ne crois pas. Yves Jaigu et moi, nous avions des rapports cordiaux, je vous l’ai déjà dit. Il avait dirigé France Culture avec passion, il était blessé d’en partir. Mais il est parti sans regarder derrière lui, en me laissant des tiroirs vides de tout document. Aussi, il n’y a pas eu la moindre passation de pouvoirs. Alors que nous n’étions nullement des ennemis, Yves Jaigu a écrit dans Le Monde un texte très violent dirigé contre Jean-Noël Jeanneney et contre moi. Je ne pouvais pas ne pas lui répondre sur le même ton, ce que j’ai fait sans enthousiasme. On s’est revu par la suite. Au fil du temps, les blessures se sont fort heureusement un peu refermées. Mais il est vrai que quelques-uns dans son entourage ont clamé avec beaucoup de mauvaise foi, en apprenant ma nomination (ils me connaissaient bien !), que j’allais faire de France Culture une « radio rock ‘n’ roll », une « radio libre » ! Ça a été dit, écrit, notamment dans Le Quotidien de Paris – mon ancien journal – où j’ai eu droit à une double page assassine et malhonnête. Cela montre combien les nerfs étaient à vif.

T.L. – Par quoi remplacez-vous Le Monde contemporain ?

J.-M. B. – Ce n’était pas simple, car l’émission avait une réelle notoriété. J’ai commencé par tâtonner, en impliquant un de mes amis de grand talent, le philosophe François George, et un des anciens journalistes des Nouvelles, Gilles Anquetil. On imagina un schéma très excitant, trop ambitieux sans doute, baptisé Le Passage du témoin : une personnalité de la vie intellectuelle dialogue avec une autre ne travaillant pas dans son domaine de compétence, puis cette deuxième personnalité passe le témoin à une troisième, et ainsi de suite. Il s’agissait de dessiner sui generis le portrait intellectuel de la France du milieu des années 80. Le projet était stimulant, ça ne marchait pas très bien, on s’en aperçut dès les premières maquettes. En premier lieu, il était trop complexe : à la radio, on est en effet souvent coincé par des impératifs d’horaires, de disponibilité de studio, etc. Mais, surtout, les intellectuels en question ne jouaient pas le jeu : ils faisaient appel à des gens qu’ils connaissaient, à des disciples, à des maîtres… Bref, ça ne prenait pas ! François George et Gilles Anquetil se retirèrent. Survint Alain Finkielkraut à la fin de l’année 1984. Sur le trottoir de la rue Jacob, non loin du Seuil où il se rendait probablement, je lui avais demandé : « Est-ce que ça t’intéresserait de faire de la radio ? ». Ça a commencé tout bonnement comme ça. Aujourd’hui, Répliques est sans conteste une émission phare de France Culture, qui provoque d’ailleurs des réactions aussi contrastées et passionnées que feu Le Monde contemporain…

Comme vous le constatez, il arrive qu’on lance des projets qui échouent tout de suite tandis que d’autres s’imposent d’emblée ; à d’autres encore qui ont besoin de se rôder, il faut donner du temps avant de prendre une décision définitive. Je découvrais que la confection d’une nouvelle grille (dieu, que ce mot est désagréable !) était faite à la fois de quelques idées fortes et de tâtonnements infinis.

T.L. – Quelle fut la réception de la nouvelle grille de programmes, à l’automne 1984 ?

J.-M. B. – La presse a réagi plutôt bien à la présentation de la nouvelle grille lors d’une conférence de presse qui a réuni beaucoup de monde dans le hall de la Maison de la Radio et qui a été ouverte par le président. Toute la presse spécialisée était là. Pour ma part, j’ai tenté de faire ce qu’ont fait depuis tous les directeurs de France Culture : rendre les programmes plus lisibles. Tâche ardue sur une chaîne comme celle-ci. Et j’ai d’ailleurs l’impression, quand je regarde en arrière, de n’avoir vraiment progressé sur ce point qu’une dizaine d’années plus tard… peu avant d’être congédié par Michel Boyon. Le champ intellectuel et spirituel couvert par les émissions de France Culture est si vaste, la diversité des formes radiophoniques sur cette chaîne si considérable, que l’ensemble est toujours menacé d’éparpillement. J’ai passé beaucoup de temps à présenter la nouvelle grille de lecture de la grille, sans être sûr d’avoir convaincu…

J’ai aussi répondu aux questions habituelles sur les rapports que la direction de la chaîne entretenaient avec les deux entités qui ne dépendaient pas directement d’elle : le Programme musical de France Culture et la Rédaction. Je n’avais pas de nouvelles bouleversantes à donner à leur sujet. Sinon que Jean-Loup Graton, qui connaissait de l’intérieur le Programme musical, était garant d’une collaboration étroite avec celui-ci et qu’il resterait fidèle à ses engagements passés. Quant à la Rédaction, je m’autorisais à penser que mon passé de journaliste était la meilleure caution d’une collaboration avec elle dépourvue de méfiance, comme cela avait trop souvent été le cas dans le passé. Déclaration d’intention, je le sentais bien, plus que réforme structurelle convaincante. Mais je ne pouvais à la fois tenter de réduire les « baronnies » existantes dans les programmes dépendant de moi et m’attaquer à l’autonomie de ces deux structures héritées du passé, indépendantes dans l’interdépendance, aurait dit Edgar Faure.

Un autre chantier éveillait la curiosité des journalistes (et des syndicalistes comédiens nombreux dans l’assistance…) : la place qu’allait occuper dans la nouvelle grille « les dramatiques ». C’est un sujet à propos duquel j’allais être sans cesse interrogé pendant mes longues années passées à France Culture.

Les dramatiques n’étaient plus au début des années 1980 ce qu’elles avaient été, l’art radiophonique avait évolué, l’art théâtral aussi, la télévision avait pénétré dans toutes les maisons. Et France Culture diffusait chaque semaine, bon an mal an, une douzaine d’heures de fiction par semaine. Ce qui est considérable. Je pris le parti de défendre haut et fort les dramatiques, même quand elles étaient difficiles à défendre sans réserve. J’ai dit ma détermination à maintenir une place importante à la fiction (même si on commençait par réduire un peu son volume horaire) et à travailler à l’évolution du genre. Je me suis aussi engagé à favoriser le recrutement de nouveaux réalisateurs, à organiser un concours à ce propos. Je dois dire que la présence à mes côtés de Georges Peyrou et d’Alain Trutat rassura la plupart des sceptiques.

Le plus important cependant lors de la présentation des nouveaux programmes ne se jouait pas là. La presse retint surtout la complicité confiante existante entre Jean-Noël Jeanneney et moi. Signe que la crise grave qui avait secoué France Culture était bien terminée.

T.L. – Quel bilan dressez-vous de vos premières années à la tête de France Culture ?

J.-M. B. – Le souci que j’ai toujours eu, c’est que la palette des sujets, des manières de faire, des formes, des opinions et des engagements soit la plus large possible. J’ai mes goûts et mes convictions, mais je suis par nature un libéral, au sens apolitique du terme ; j’ai tout fait pour que France Culture porte cette marque. C’est toute cette variété qui m’importait. Variété dans les formes aussi : les émissions en direct devaient côtoyer les plus élaborées. J’ajoutais : soyons mobilisés contre les conformismes en tout genre !

Parce que cette radio se nomme France Culture, j’ai également tenu à ce qu’elle fasse beaucoup de place aux cultures étrangères, à commencer par les cultures francophones. Je suis très heureux qu’Olivier Poivre d’Arvor poursuive cette politique.

J’ai voulu une chaîne qui soit profondément originale, j’allais dire hybride. Une radio qui soit tournée vers l’actualité, tout en accordant une place immense au passé, à ce qui est inactuel. Je répétais à mes collaborateurs : « Il faut qu’une partie des programmes de cette radio ressemble aux hebdomadaires du XIX^e siècle, comme Le Magasin pittoresque où tout le savoir du monde est présenté dans un désordre apparent. C’est en effet par l’offre que l’on crée la demande ».

Vous me demandez de faire le bilan, trente ans après. Rien de plus difficile. Certains jours, quand je regarde en arrière, je me dis que nous avons peut-être trop changé et trop vite (je le répète, une quarantaine d’émissions créées ou profondément remaniées !). D’autres fois, je me rassure en me disant qu’il fallait relever le défi de la révolution qui avait lieu alors dans l’univers radiophonique, que nous l’avons fait. Mais comment les auditeurs qui ont trente ans en 2014, qui n’étaient pas nés en 1984, pourraient-ils en juger aujourd’hui ? Quant à moi, je ne cesse de me réjouir que cette radio à laquelle j’ai beaucoup donné, qui m’a beaucoup donné, se porte bien, qu’elle n’est plus menacée, qu’elle reste unique au monde. Au moment où on parle tant du déclin de notre pays, n’oublions pas de poser France Culture sur l’un des plateaux de la balance.

Entretien partiellement retranscrit par Thierry Lefebvre

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[1] Jean-Marie Borzeix, Mitterrand lui-même, Paris Stock, 1973.

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